La Bête à Bon Dieu
Le capitalisme moderne et la libération du travail
Promesses et dérives du capitalisme moderne
samedi 23 octobre 2010, par Richard Bennahmias

Sous l’influence du libéralisme, le capitalisme moderne est à l’origine d’une extraordinaire démultiplication des capacités créatrices du travail.
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De la prédation à la création

L’espèce humaine invente le travail quand elle ne se contente plus de prélever sur les ressources immédiatement disponibles et crée des richesses par sa propre activité : passage d’une activité de chasse/cueillette à une activité d’élevage/culture, passage de l’agriculture à l’industrie, passage de l’industrie aux services, passage des services au « virtuel ».
Sur la longue durée, la monté en puissance du travail correspond à une diminution de l’activité de prédation au profit de l’activité de création. Le phénomène peut se traduire en termes économiques par une augmentation de ce que le travail ajoute comme valeur à ce qui est prélevé par prédation. Les notions de « plus-value », ou de « valeur ajoutée » disent bien qu’à chaque étape de la pro-duction d’un bien, quelque chose (le marché ou le travail) ajoute de la valeur. Avec les biens « virtuels » dans lesquels il faut ranger les biens culturels depuis longtemps disponibles, on atteint le degré zéro de la prédation.
Le développement de la monnaie a largement contribué à accélérer le passage d’une économie de prédation à une économie de création. Si le travail permet de produire de nouvelles richesses, la monnaie, en plus de favoriser les échanges, permet une accumulation symbolique de la richesse produite par le travail. Dilapidé en dépenses princières, guerrières ou somptuaires comme cela a été le cas jusqu’à la fin du Moyen-Âge, ou investi en « moyens de production », le capital n’est rien d’autre que du travail accumulé.
Le capitalisme moderne se caractérise d’abord par l’utilisation de la monnaie comme levier démultiplicateur de la capacité de création de richesse inhérente au travail. La mécanisation du travail fait franchir un nouveau seuil à cette capacité de démultiplication : une machine (cette machine peut être un logiciel), c’est aussi du travail accumulé : ce n’est pas la machine qui produit la richesse, mais le travail qui a présidé à sa conception et à sa réalisation, ainsi que celui qui contribue à sa maintenance et à son fonctionnement. Investir du capital dans une machine, c’est donc acheter du travail accumulé avec du travail accumulé en vue d’augmenter la productivité du travail futur.

De l’indignité morale à la dignité éthique

Dans les sociétés antiques, le travail est considéré comme une activité servile, indigne de l’humanité véritable. Quelques soient les formes sous lesquelles elle s’exprime, la tripartition indo-européenne (Le prêtre, le guerrier, le producteur) place le travail au bas de la hiérarchie sociale. Il n’est guère que l’Ancien Testament pour accorder au travail de l’agriculteur, de l’éleveur, de la femme ou de l’artisan un statut positif. Encore est-ce pour signaler que la pratique du travail est plus que toute autre menacée par l’idolâtrie qui consiste à s’agenouiller devant l’œuvre de ses propres mains.
En Occident, un basculement s’opère aux alentours du XVIIIème siècle : on passe du travail obstacle à la liberté au travail comme condition de la liberté. Par ailleurs, un certains nombre d’activités, notamment intellectuelles, sont progressivement assimilées à du travail, alors qu’elles étaient jusque là rangées du coté de la contemplation, de la vocation ou de l’état (ecclésiastique, par exemple). Le travail s’impose progressivement comme une activité permettant une réalisation ou un accomplissement de soi.
L’idée que le travail est en soi une aliénation peut passer pour un avatar de la mentalité antique : le fait de tirer de soi-même de la richesse échangeable est une aliénation au sens premier du terme. C’est aussi une incarnation qui compromet avec la matière une part de l’activité la plus digne de l’homme, à savoir la contemplation.

L’aliénation capitaliste

L’aliénation, au sens marxiste du terme, dit tout autre chose.

En premier lieu, il y a la prise en compte de la créativité du travail : le travail produit plus de biens que ceux qui ont été nécessaires à son accomplissement. La force de travail produit plus que ce qui est nécessaire à sa reproduction. Elle produit une plus-value. le capitaliste soustrait à l’ouvrier une partie de la richesse (la plus value) qu’il a produite par son travail, il le prive de la possibilité d’en jouir pleinement, il l’en aliène. L’exploitation (au sens agricole du terme) consiste à ne fournir au travailleur que ce qui est nécessaire à la reproduction de sa force de travail (comme si ce travail n’avait rien produit). Ce dont le capitaliste aliène le travailleur, au-delà de la retenue sur salaire en quoi consiste le prélèvement de la plus value, c’est précisément de la part de la réalisation de soi promise par le travail, de la jouissance des richesses qu’il produit pas son travail. Le capitaliste aliène le travailleur du supplément de bien qu’il a produit par son travail. Si le capitaliste ne fournit même pas au travailleur la part nécessaire à la reproduction de sa force de travail, il y a lieu de parler de sur-exploitation.
En tant que sa promotion est largement liée à la naissance de l’économie sociale, la société de consommation et la société des loisirs sont une tentative de réalisation du communisme par d’autres moyens que « l’appropriation collective des moyens de production », à savoir par le marché. Il s’agit de permettre au travailleur de jouir du produit de son travail, mais par la médiation du marché, par l’échange monétaire de biens. La consommation est productrice de plus value, à condition qu’un juste équilibre soit trouvé entre la rémunération du travail et celle du capital.

Un principe créationiste

« Il n’est de richesse que du travail » est une maxime créationniste. Elle s’oppose à la conception d’un univers où « rien ne se perd et rien ne se crée ». Elle présuppose le paradoxe de la création ex nihilo. Parce qu’elle ne s’enracine pas dans la sphère d’influence indo-européenne, la Bible offre une approche du travail qui trouve son origine dans la notion de création.
Mis en face de la tripartition indo-européenne (prêtre-guerrier-travailleur), les deux récits inauguraux du livre de la Genèse (Gn1 et Gn 2 et 3) apparaissent comme radicalement polémiques. Le repos du 7ème jour signifie que les 6 autres, la divinité travaille. Le second récit met en scène un Dieu potier et jardinier. Au-delà des connotations de douleur et de sueur dont sont affectés l’enfantement et le travail, c’est sur la dimension créatrice de l’activité humaine que la fin de l’histoire d’Adam et Êve met l’accent. Ce n’est pas seulement dans le « jouir du fruit » qu’Adam et Eve sont semblables à Dieu, mais dans leur vocation à « produire du fruit » Dès le patriarche Jacob qui se constitue un troupeau grâce à son ingéniosité, l’activité humaine est considérée dans la Bible comme créatrice de richesse. L’apôtre Paul met son honneur dans le fait qu’il subvient à ses besoins par son travail.
Dans une perspective platonicienne, la création est une aliénation de la divinité par elle-même, considérée comme une perte et une dégradation. Dans le récit de création qui inaugure l’Évangile de Jean, la dignité du Logos consiste au contraire à devenir chair. L’incarnation est une grâce, un don sans exigence de retour. La divinité ne perd rien en créant, ni ne se dégrade ; au contraire, elle crée du nouveau. L’être humain répond à sa vocation initiale d’être « à l’image de Dieu » en travaillant, c’est-à-dire en créant de la richesse par sa propre activité. Les notions de rendement, de valeur ajoutée, de plus-value sont des notions chrétiennes : travailler, c’est produire beaucoup en prélevant peu ou pas du tout. Le commandement « tu ne retiendras pas le salaire de l’ouvrier » ne peut s’envisager que dans cette perspective : retenir le salaire de l’ouvrier, c’est l’aliéner d’une part essentielle de son humanité.
Les analyses de Max Weber sur le protestantisme et l’esprit du capitalisme moderne ne prennent leur vrai sens que dans cette perspective. Ce n’est pas la réussite sociale qui est un signe de la grâce divine, mais la productivité du travail qui en est la cause. Alors que jusque là, les princes exprimaient cette grâce en dilapidant ses produits (acquis par prédation) dans des dépenses somptuaires, les puritains réinvestissent le produit du travail (donc de la grâce) dans le travail qu’ils considèrent aussi comme un vecteur de la grâce. Dans la richesse qu’on accumule sous forme monétaire et que, par l’acquisition de moyens de production plus performants, on réinvestit dans le travail qui l’a produite, c’est le travail comme manifestation de la grâce qu’on respecte. Le capitalisme moderne, au départ, c’est ça.

Capitalisme prédateur et libéralisme créateur

À l’origine, le libéralisme et le capitalisme moderne ont ainsi partie liée.
Le libéralisme, d’un point de vue économique, c’est d’abord la liberté d’entreprendre et d’échanger les produits du travail au moyen de la monnaie. À l’origine du libéralisme, il y a la conviction que la liberté humaine est intrinsèquement créatrice. Avec le libéralisme économique, il s’agit de libérer les capacités humaines de création de richesse par le travail. Il s’agit aussi pour cela de fluidifier au maximum les réseaux d’échange de bien, notamment par une extension maximale de l’usage de la monnaie.
Avant le capitalisme, il y a deux types d’usage, tous deux prédateurs, de l’accumulation des richesses produites essentiellement par l’activité agricole : l’avarice et la prodigalité. Même si l’on peut considérer que les œuvres architecturales, plastiques ou musicales produites à l’initiative de riches mécènes sont des investissements touristiques à très long terme, à court terme, elles correspondent à une pratique de dilapidation en vue de la production d’un plaisir immédiat.
L’association moderne du libéralisme et du capitalisme est à l’origine de la révolution industrielle du XIXème siècle. Grâce aux facilités que lui ouvre le libéralisme, le capitalisme modifie la donne en utilisant la monnaie comme un levier pour accroître la productivité du travail. L’épargne, c’est-à-dire ce qui est soustrait, ou en d’autres terme aliéné, à un usage immédiat de la richesse produite par le travail, n’est plus préservée en vue des mauvais jours. En vue de jours meilleurs, elle est investie dans des moyens de production mécaniques qui accroissent considérablement la productivité du travail.
La rémunération du capital peut s’interpréter, pour une même quantité de travail, comme le prélèvement de la part de richesses supplémentaire produite par l’investissement. Comme la plus-value produite par l’investissement industriel peut à nouveau s’investir dans la production, avec de nouveaux effets démultiplicateurs, le capitalisme ouvre la voie d’une production géométrique et non plus linéaire de la richesse par le travail. La formule « de chacun selon ses moyens et à chacun selon ses besoins » anime toutes les pensées utopistes du XIXème siècle. Elle exprime la promesse d’une société d’abondance rendue possible par la révolution industrielle capitaliste. La question à laquelle tente de répondre Marx, mais pas seulement lui, c’est : « Comment se fait-il que le capitalisme échoue dans le réalisation de cette promesse ? »
Pour Marx, il y a un moment dans le développement du capitalisme où l’accumulation de monnaie cesse de jouer son rôle de démultiplicateur. Elle redevient pure et simple prédation, avec pour conséquence la stérilisation progressive du capital et la dégradation des conditions d’exercice du travail. En opposition au projet libéral, elle asservit la créativité humaine au lieu de la libérer. Selon lui, le fait qu’une trop grande partie de la richesse produite retourne au capital et qu’une trop faible partie est consacrée à la rémunération du travail tient à la propriété privée du capital ou des « moyens de production », ce qui revient au même. Marx ne voit pas d’autre issue à ce phénomène que la lutte des classes et d’autre solution que l’appropriation collective des moyens de production. Manifestement, ça ne marche pas !

La libération Keynésienne du travail remise en cause

Il n’en demeure pas moins que la contradiction interne au capitalisme continue d’avoir des effets délétères sur l’économie et qu’elle peut s’interpréter comme la cause des crises récurrentes qui le frappent, occasionnant la destruction de grandes quantités de monnaie, à la stérilisation de capacités de production considérables et à l’effondrement de la valeur du travail.
Si quelqu’un peut être qualifié de sauveur du libéralisme et du capitalisme moderne, c’est J.-M. Keynes : pour ce dernier, il y a plein emploi quand la quantité de monnaie en circulation permet de rendre solvables, c’est-à-dire susceptibles de donner lieu à la fourniture d’un travail rémunéré, un maximum de besoins. Le chiffre magique de Keynes est le rapport entre propension à dépenser (à faire circuler la monnaie) et propension à épargner (à soustraire de la monnaie de la consommation). L’épargne qui ne trouve pas à s’investir est une épargne stérile. On peut faire monter le niveau d’emploi d’une zone économique donnée en injectant de la monnaie dans le circuit, par le crédit ou par tout autre moyen. Le plein emploi ne concerne pas seulement les travailleurs, il est aussi le plein emploi des capitaux, la vocation du capital étant de s’investir dans la production. En fait, pour Keynes, le salaire, pour peu qu’il atteigne un certain niveau, est lui aussi un facteur de démultiplication de l’efficacité économique de la monnaie, puisque le niveau des salaires commande celui de la consommation des biens produits.
Les premiers à avoir mis en œuvre les recettes keynésiennes à la suite de la crise de 1929, ce sont Les Etats-Unis avec Franklin Delano Roosevelt, les puissances de l’Axe fasciste et dans une moindre mesure, le Front Populaire. En dépit de toutes les critiques dont elles ont pu faire l’objet à la fin du siècle dernier, les stratégies keynésiennes ont bel et bien réussi à libérer le travail pendant plusieurs décennies. Elles ont notamment permis le redémarrage rapide de l’Europe après la deuxième guerre mondiale par la conduite de politiques sociales qui ont tiré l’économie vers la croissance.
Parce que ces politiques étaient fondées sur l’existence de zones économiques homogènes et protégées, elles ont été de fait remises en cause par la « mondialisation » des échanges commerciaux et dans leur principes mêmes par le retour en force d’une pensée économique classique ou orthodoxe baptisée, à mon sens à tort, « néo-libéralisme ». La mondialisation des échanges financiers a amplifié les capacités d’accumulation du capital, ce qui n’est pas une mauvaise chose a priori. Mais elle a surtout permis à ces capitaux de s’investir dans les zones où la rémunération du travail ne permet pas, et de loin, la consommation des biens produits par le travail, ni même, en général, la reproduction de la force de travail. Faute de pouvoir se réinvestir dans la production de biens, les plus values considérables réalisées ne peuvent s’orienter que vers la spéculation ; c’est-à-dire vers des « bulles spéculatives » qui ne sont en fait que des « bulles d’inflation » au sein desquelles le rapport entre les liquidités et la quantité de biens disponibles provoque une hausse des prix.
On peut s’émerveiller de la croissance des pays dits émergeants, Mais l’on peut aussi penser que cette croissance serait plus forte et plus saine si les salaires sur lesquels repose cette croissance étaient plus élevés, c’est-à-dire si les travailleurs des pays émergeants étaient aussi des consommateurs. Au lieu de cela, par le biais de la mondialisation et des exigences de compétitivité qu’elle impose, les conditions d’asservissement et d’aliénation qui sont celles du travail dans les pays émergeants se diffusent progressivement dans les pays développés. Les politiques économiques orthodoxes qui président aujourd’hui à la mondialisation des échanges font régresser l’économie libérale à sa situation dangereusement critique d’avant 1929 et font courir à l’économie mondiale de grands risque de crise dont l’explosion des « bulles spéculatives » de ces dernières années nous a rapellé le triste souvenir.

La valeur du travail

S’il est une mesure quantitative de la valeur du travail, c’est bien le niveau de sa rémunération. À une basse rémunération correspond un mépris du travail. Si l’on peut dire une chose de la mondialisation telle qu’elle est conduite sous la férule d’un capitalisme archaïque, c’est qu’elle a fait régresser la valeur moyenne du travail au niveau mondial et que, dans cette mesure, elle fait régresser le niveau global de plein emploi du travail et du capital, contredisant ainsi la promesse initiale et toujours valable du libéralisme économique, à savoir la libération du travail, ou en d’autres termes la libération de la créativité humaine.