La Bête à Bon Dieu
La valeur de nos valeurs
Luc 12, 49 à 53
samedi 23 juin 2007, par Richard Bennahmias

Nous nous accommodons volontiers d’un Jésus pacifiste et pacificateur, nous aimons bien nous entendre inviter à l’amour entre frères et sœurs.Mais quand Jésus annonce que l’avènement du Royaume de Dieu mettra le feu à des réalités de nos vies aussi fortement imprégnées de symbole et aussi porteuses de « valeurs » que la différence entre les générations, alors nous passons du malaise au scandale.
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Les paroles de Jésus que nous venons d’entendre ne peuvent que nous questionner : n’y a-t-il pas une contradiction fondamentale entre la nouveauté de l’Évangile et l’héritage de valeurs que nous croyons être appelés à transmettre d’une génération à l’autre ? [1]

Reprenons en forçant à peine le trait l’image des relations entre générations utilisée par Jésus. De quoi la différence entre générations est-elle pour lui le symbole ? En quoi est-elles fondatrice ?

Du côté de la famille de la mariée, la mère aura prévenu sa fille contre toute surprise, bonne ou mauvaise. Après des années de silence, elle lui aura révélé le mystère de sa propre nuit de noce comme s’il s’agissait d’un modèle immémorial. Que les rires, les chants et les danses qui résonnent au dehors de la chambre nuptiale ne l’égarent pas : sa nuit de noce sera le premier acte, sans doute douloureux et décevant, d’une vie toute entière consacrée au devoir conjugal. Elles auront prié pour que, bien vite, cette union soit féconde et que des héritiers mâles viennent réjouir les vieux jours du père du marié.

Du côté de la famille du marié, il s’agira avant tout pour le père de ne pas laisser se disperser un patrimoine, lui-même produit d’une longue stratégie d’alliances, qu’il a reçu en héritage. Si le mariage est bien arrangé, ce sera l’occasion de faire contribuer les biens que la mariée apporte en dot à l’extension du patrimoine de la lignée mâle. Tout cela aura été patiemment mais âprement négocié entre les hommes des deux familles. Il va de soi que le père du marié restera le maître. Le fils attendra la mort du père avant d’accéder, sur ses vieux jours, à la position de patriarche.

Quant à la mère du marié, elle se sera préparée à prendre en main la nouvelle arrivante. Elle est la gardienne intransigeante des us et coutumes de la tribu et elle saura bien mettre l’étrangère au pas. Depuis la nuit des temps, c’est son rôle : la femme parfaite dont le livre des Proverbes chante les louanges, c’est elle. De la manière de s’habiller à celle de surveiller la préparation des repas, elle seule sait, jusque dans les plus petits détails, ce qu’il faut faire pour répondre aux attentes de son fils et de son mari. Quant aux jeunes époux, il va de soi qu’ils n’ont qu’à laisser le poids du passé étouffer dans l’œuf les désirs, les projets et les espoirs de leur jeunesse. Leur seul avenir, c’est que, par leur union, demain soit comme hier. Pour le désir, il n’a qu’à trouver ailleurs ses exutoires. Et pour l’amour, on pourra toujours crier au miracle si le mariage est heureux. Que peuvent-ils souhaiter, imaginer ou construire de mieux que cet avenir qui copie le passé ?

Le monde ancien est comme ces pères qui chargent leurs fils de tout le poids d’un héritage dont ils prétendent être les garants. Il est comme ces mères qui préviennent leurs filles contre toute aventure. Il est comme ces belles-mères qui font succomber leurs belles-filles sous le fardeau des usages. Tristes noces dont les festivités font penser à la pompe empesée d’un enterrement de première classe.

De siècle en siècle, ces pratiques patriarcales, fondées sur les repères symboliques que sont la différence des générations et la différence des sexes, ont su garantir la stabilité des familles, la transmission des biens et des valeurs sur lesquels repose, croit-on, la paix civile.

De tout temps, la coupure qui sépare l’ancien du nouveau a menacé de division nos familles et nos sociétés. Pères, mères et belles-mères d’un coté, fils, filles et belles-filles de l’autre. Dans la cohabitation conflictuelle du passé et de l’avenir, le vieux monde a toujours eu sur le nouveau le privilège du premier occupant, et l’avenir n’a réussi bien souvent à se frayer un chemin qu’en brûlant tout sur son passage.

Nous avons bien raison de le haïr, ce Jésus. Tous nous avons des raisons de redouter le feu qu’il est venu apporter sur notre terre, jusque dans les repères symboliques sur lesquels nous croyons pouvoir fonder nous-mêmes notre identité et notre sécurité. Tous nous avons des raisons de reculer devant le baptême auquel il se propose de soumettre nos existences dans ce qu’elles ont de plus solide. La division entre l’ancien et le moderne, de tout temps, elle a traversé notre humanité comme une blessure sans cicatrisation possible, creusant en chacun et chacune d’entre nous un fossé infranchissable entre les cendres de la résignation ou de la satisfaction et la brûlure du désir ou de l’espérance. L’annonce de l’avènement des temps nouveaux ne fait que révéler cette division en l’exacerbant. L’attente de bonheur en quoi réside l’honneur de notre humanité, la bénédiction prononcée sur nous au commencement des temps, nous avons tous de bonnes raisons de les avoir étouffées. Elle nous a trop fait souffrir, elle a projeté nos têtes contre tant de murs, elle nous a conduits à tant de défaites, elle nous a induits à tant de tentations et d’erreurs. L’humiliation à laquelle il a fallu consentir pour renoncer à l’espérance nous a déjà coûté assez cher. Bienheureux sommes-nous, si nous avons pu glaner dans l’aventure quelques avantages. Ces avantages, nous avons appris à les accumuler d’une génération à l’autre, à les protéger jalousement des risques de la nouveauté, et à nous en satisfaire. Ces avantages si péniblement acquis pour prix de notre résignation, ces concessions à la lourdeur du passé, il faudrait maintenant que nous les remettions en jeu ! Et ceux d’entre nous à qui l’existence n’a même jamais offert le moindre lot de consolation, le destin les a trop fait souffrir pour qu’ils osent encore en affronter les coups. Le désespoir est leur tombeau.

Jésus sait bien que la résistance du monde ancien à la nouveauté de l’Évangile est telle que seule une catastrophe pourra assurer le passage de l’un à l’autre. Et plus sa personne concentre sur elle la passion d’une foule qui s’est laissée provisoirement entraîner au jeu cruel de l’espérance, plus il devient évident à ses yeux que cette catastrophe, ce sera à lui de l’assumer. La division entre l’ancien et le nouveau, c’est lui qu’elle crucifiera. Le baptême qui fait passer de l’ancien au nouveau, de la mort à la vie, c’est lui qui devra en ouvrir la voie. C’est pour guérir nos anciennes blessures que Jésus prend le risque de les raviver. Il n’incarne pas seulement l’espérance des temps nouveaux en opposition à la réalité des temps anciens. Dans le présent de nos existences divisées, il est réellement celui qui passe et qui fait passer de l’ancien au nouveau. Il est celui en qui s’accomplissent les promesses d’avenir enfouies dans la mémoire des temps anciens depuis Adam, Êve, Abraham, Moïse, David et toute la nuée des témoins.

Jésus incarne ce que les temps anciens recélaient de meilleur. Il incarne le meilleur promis dès l’origine, cette bénédiction pleine de promesses que nos maladresses ont rendue impuissante, ce feu de joie originel dont tout un passé de chute a enfoui les braises sous la cendre. Ou, comme le dit le symbole de Nicée, en tant que Fils de Dieu, Jésus est la nouveauté initiale présente de toute éternité auprès du Père. Tout tient dans le sens du mot « Promesse » : une promesse, c’est de l’avenir reçu en héritage du passé. C’est même ce qui, dans notre histoire avec Dieu, fait toujours à nouveau naître le feu du monde nouveau des cendres du monde ancien. En Jésus, la division entre l’ancien et le nouveau est réconciliée, elle devient chemin, passage, traversée : pâque. Elle retrouve le sens de la promesse : du passé vers l’avenir, de la mort vers la vie, de la résignation ou de la satisfaction à l’espérance et au désir.

L’alchimie de cette pâque s’opère dans le drame de la passion, de la croix et de la résurrection. Jésus y porte sur lui tout le poids de nos renoncements et de nos contentements. Ce sont eux qui le conduisent de l’agonie du Jardin des Oliviers à l’horreur du Golgotha. C’est en leur nom qu’il est crucifié. Ce sont nos renoncements et nos contentements qui trépassent avec Jésus sur la croix. Toute cette nostalgie morbide qui nous rend l’espérance impossible n’est que l’envers de l’espérance qui reste ancrée en nous, enfouie dans la cendre de nos valeurs et de nos traditions. Cette espérance dépitée, Jésus la retourne comme un gant. C’est au nom de notre désir trahit et tari, au nom de la vérité abandonnée de nos vies, au nom de la bénédiction originelle portée par Dieu sur notre humanité, que, jusque sur la croix, Jésus maintient avec confiance et fidélité le cap de la promesse. Et, avec lui, l’espérance passe ; dans sa foulée, la vérité profonde de nos vies se fraye un chemin. Ce Jésus, nous pouvons continuer à le crucifier de tout ce qui nous crucifie. C’est l’eau boueuse du baptême qu’il a accepté de recevoir. Mais ce baptême est désormais accompli et nous n’empêcherons pas que comme au matin de Pâques, il déserte le tombeau de nos échecs et de nos réussites passés pour se porter en avant de nous et nous appeler à le rejoindre sur les chemins d’une vie toujours renouvelée.

En sommes-nous capables autrement qu’en transmettant la cendre avec la braise ? En dernier ressort, si nous passons outre le scandale qu’elle provoque en nous, l’interpellation de Jésus nous laisse avec une question : Assurément, Jésus ne nous demande pas de jeter la braise avec la cendre ! Mais la braise de l’Évangile couve-t-elle encore dans la cendre de nos valeurs, de nos traditions et de nos « repères fondateur » ? Quelle chance la cendre que nous transmettons avec elle laisse-t-elle à la braise d’allumer de nouveaux feux ? Le baptême promis par Jésus fait subir aux relations entre générations une mort et une résurrection : il nous fait passer du statu quo de la « différence », où le passé étouffe le nouveau, à la dynamique de la « succession », où le nouveau succède à l’ancien, sans le renier, sans non plus s’y soumettre, mais en le transformant, en l’adaptant, en l’aménageant. Les valeurs que nos églises et nos familles ont reçues en héritage, nous ne les avons reçues qu’en raison de la Promesse, nous les avons renouvelées à cause de la Promesse et nous les transmettons en raison de la Promesse. Que, d’une génération à l’autre, non pas « nos valeurs », mais la promesse dont elles sont porteuses et qui elle seule est fondatrice, soit toujours à nouveau féconde.

Notes

[1] Après avoir débattu et pris une décision sur le thème de la parentalité, nos Églises réformées vont être invitées à réfléchir sur la transmission : la transmission de l’Évangile dans son éternelle nouveauté, bien sûr, mais aussi la transmission des valeurs que nos églises et nos familles pensent avoir reçues en héritage, à commencer par ce qu’elles ont désigné comme un repère symbolique fondateur : la différence entre les générations.