Il y a au moins un argument pragmatique qui, même s’il manque d’élégance, plaide en faveur du Christianisme, c’est sa longévité. L’affirmation pragmatiste selon laquelle le simple fait que nous existons implique que la plupart de nos croyances sont probablement vraies vaut pour le Judaïsme et le Christianisme. |
Le Judaïsme et le Christianisme contemporains sont les héritiers d’une histoire longue d’au moins trois mille ans au cours de laquelle ils ont fait preuve d’exceptionnelles facultés d’adaptation et d’une inventivité spirituelle, intellectuelle et morale remarquable. En ce qui concerne le Christianisme, ce n’est pas la première fois que les bouleversements du contexte au sein duquel il évolue le contraignent à un effort de recomposition des croyances qui le constituent. L’enjeu ne réside pas seulement dans sa survie en tant que religion. Il s’agit plutôt de savoir si le Christianisme est encore en mesure d’offrir à l’espèce humaine des perspectives ouvertes sur l’avenir. Les projets qui l’animent ont-ils ou non épuisé toutes leurs potentialités ? L’épreuve de l’éthique est sans doute celle qui permet le mieux de répondre à cette question.
Recomposer ses croyances sous l’effet des variations du contexte dans lequel on est immergé est d’abord une affaire de choix entre celles que l’on souhaite conserver et celles que l’on est prêt à abandonner ou à modifier. À cet égard, notre protestantisme est l’héritier d’une période de crise religieuse au cours de laquelle, sous l’inspiration d’une redécouverte des épîtres pauliniennes, notamment celles adressées aux Romains et aux Galates, le recentrage christologique des croyances juives qu’il a opéré a abouti à l’affirmation chrétienne du sola fide, du sola gratia et à une reconsidération du sola scriptura. Cet ensemble de croyances constitue le vocabulaire final du Christianisme dans sa version protestante. Si l’évolution du contexte dans lequel nous sommes immergés nous obligeait à y renoncer, alors le protestantisme ne serait plus qu’un pieux souvenir. Il s’agit donc d’évaluer la pertinence de ce vocabulaire à l’aune des perspectives éthiques et morales qu’il continue d’offrir à notre humanité. Dans la mesure où le pragmatisme semble être la voie sur laquelle notre civilisation technoscientifique est engagée, c’est en dialogue avec lui que cette évaluation est le mieux à même de porter des fruits. Trois questions au moins commandent cette évaluation : Quelle ouverture le pragmatisme laisse-t-il à l’articulation d’une théologie ? Comment les affirmations christologiques et sotériologiques qui constituent le vocabulaire final de la foi protestante sont-elles en mesure d’exploiter cette ouverture ? Dans cette perspective, les lieux classiques de l’éthique protestante conservent-ils quelque pertinence ?
Questions de contexte
Si nous avons jusqu’à présent écarté toute perspective théologique de notre propos c’est que ce vocabulaire final intervient aujourd’hui dans un contexte global de sécularisation où le mot Dieu n’a plus qu’une signification marginale. Au demeurant, cette absence permet de constater que l’hypothèse Dieu n’est pas indispensable à une description pertinente de la condition humaine. La relation homme-univers constitue un contexte apparemment autosuffisant sans qu’il soit besoin d’aucun hors-contexte pour rendre compte de son fonctionnement. Parler de l’homme, ça n’est jamais que parler de l’être et réciproquement.
Probablement du fait de sa prétention à l’unicité, Dieu s’est mis ou a été mis hors-jeu d’un monde où la pluralité et la diversité sont désormais de règle. Même si le contexte où émerge l’interrogation éthique et morale est un contexte critique à fortes implications sotériologiques, la mise en oeuvre de l’hypothèse Dieu ne semble même plus indispensable pour rendre compte de la manière dont l’humanité entend répondre par l’éthique à son attente ultime de salut .
Cependant, la manière dont le pragmatisme envisage l’autonomie de la relation homme-univers reste grosse d’une question spéculative dont il laisse nécessairement la réponse en suspens : ou bien la relation homme-univers constitue un système fermé et donc toujours en voie d’atteindre son état d’équilibre et de cohérence, ou bien le contexte homme-univers peut être lui-même compris comme le terme d’une relation de niveau supérieur qui en garantit l’ouverture. Cette deuxième éventualité est la thèse même de toute théologie. Son insistance sur la possibilité pour l’espèce humaine de contribuer à sa propre évolution par des projets d’auto-création devrait contraindre le pragmatisme à prendre cette thèse théologique en compte. Même s’il semble aller de soi pour le pragmatisme que l’homme s’autorise de lui-même à s’engager dans des projets d’auto-création , un langage figé dans son vocabulaire et sa syntaxe et un contexte homme-univers refermé sur lui-même sont plus propres à inciter au conformisme et à la résignation qu’à justifier quelque espérance de réussite que ce soit. À tout prendre, la conception heideggerienne d’un éthique qui laisse l’Être être et qui se confie à l’être-pour-la-mort comme à son dieu serait plus conforme à l’hypothèse d’une relation homme-univers close et reposant sur elle-même.
L’hypothèse "Dieu"
L’optimisme et le goût de la vie dont le pragmatisme semble au contraire faire preuve trouvent leur seule justification dans l’hypothèse théologique selon laquelle la relation homme-univers est ouverte par et sur une relation de niveau supérieur. Puisqu’il s’agit d’une relation, l’ouverture qui préside aux projets d’auto-création dépend autant sinon plus du terme autre que du terme homme-univers. La confiance en soi, si elle est bien évidemment nécessaire à l’engagement de projets humains d’auto-création, n’est jamais qu’une confiance dans l’ouverture de la relation homme-univers à et par une relation de niveau supérieur. Autrement dit, le Christianisme peut légitimement faire valoir qu’il n’y a de confiance, d’ouverture, d’autorisation ou de justification à de tels projets qu’offertes, reçues, accueillies et exploitées.
En fait, le pragmatisme n’est pas totalement étranger à cette conception, notamment quand il rejette l’attitude qui consiste à se saisir du « point de vue de Dieu » pour s’assurer des fondements de notre comportement scientifique, esthétique ou moral et qu’il assimile cette attitude à un manque de foi. Il ne s’agit pas tant pour le pragmatisme de refuser toute intervention d’un hors contexte à la relation homme-univers que de respecter la totale altérité de ce hors-contexte et de ménager ainsi l’ouverture du contexte homme-univers nécessaire à l’émergence de projets d’auto-création. Le paradoxe de la théologie, c’est que nous ne pouvons nous lancer dans des projets personnels ou collectifs réellement nouveaux que si la nouveauté a sa place dans la relation que nous entretenons avec l’univers, c’est-à-dire si cette relation est une relation ouverte dont l’ouverture ne dépend pas de nous. Compris ainsi, le mere passive luthérien n’est pas une invitation au quiétisme mais l’ouverture initiale à la liberté d’un faire.
Le Christianisme s’accommodera donc mieux de l’invitation pragmatiste à la « création de soi », qu’il ne s’accommode de l’invitation existentialiste à la « compréhension de soi » ou de l’invitation platonicienne à se connaître soi-même. Compris en termes de compréhension de soi ou de connaissance de soi, le salut est subordonné à l’appropriation d’un point de vue de Dieu déterminé d’avance et auquel il suffirait de se conformer après l’avoir découvert ou reçu en révélation. Ainsi comprise, la démarche de rédemption aboutit à une involution de la personne sur elle-même. À l’opposé, l’invitation pragmatiste à la création de soi écarte cette appropriation au profit d’un pari sur l’ouverture permanente et n’offre au salut de la personne d’autre issue qu’une sortie permanente d’elle-même. Se saisir du point de vue de Dieu et viser la clôture sur soi-même est précisément un travers de la condition humaine que le Christianisme désigne sous le terme de péché. Mais pour le Christianisme, cette attitude d’inversion de l’ouverture initiale et l’involution sur soi-même (incurvitas in se) qui en résulte engagent inéluctablement l’humanité dans la chute.
Involution sur soi et ouverture christologique
Contrairement à ce que laisse supposer l’optimisme des pragmatistes anglo-saxons, l’humanité ne sort pas de son incurvitas in se par un simple effort de volonté et les conditions de sa conversion et de sa rédemption ne dépendent pas d’elle seule. Parce que l’humanité ne peut se décrire que comme relation à l’univers, c’est tout le contexte homme-univers et l’évolution de l’humanité en son sein qui se trouvent entraînés dans une déchéance inéluctable. La radicalité de la chute telle que l’ont réaffirmée les réformes protestantes présuppose cette intime relation de l’humanité et du contexte au sein duquel elle évolue : à l’incurvitas in se répond inéluctablement une incurvitas in esse. Au delà des enjeux d’évolution, d’adaptation et de survie auxquels fait référence le pragmatisme, cette déchéance inéluctable, par laquelle chaque personne met en péril son identité propre, et notre humanité ses chances d’évolution et d’adaptation, constitue pour le Christianisme le contexte critique et sotériologique sur le fond duquel émerge le questionnement éthique et s’ancre la délibération morale.
L’hypothèse théologique fondamentale selon laquelle la relation homme-univers est elle-même le terme d’une relation de niveau supérieur, le Christianisme la fait jouer de façon tout à fait particulière. Pour des raisons particulièrement terre à terre, il ne s’autorise en effet à en parler qu’à partir de l’entrée christologique et sotériologique :
Quand l’apôtre Paul affirme « je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. » (1 Cor 2,2), il est impossible de comprendre cette affirmation hors du contexte apocalyptique pharisien dans lequel elle intervient. Paul annonce que la fin des temps est advenue en la personne d’un certain Jésus, crucifié et ressuscité à Jérusalem au début de notre ère. Mais l’ajournement de la parousie oblige Paul à recomposer l’ensemble des croyances d’origine pharisienne dont il est l’héritier. Alors qu’une intervention imminente et massivement surnaturelle de la divinité était attendue, l’ajournement de la parousie l’oblige à recentrer l’ensemble du message sur la croix et à réinscrire dans l’histoire ce qui était censé la transcender. La croix devient l’acte par lequel ce Jésus est intronisé Messie des temps nouveaux. Non seulement elle accomplit l’attente eschatologique juive, mais elle l’ouvre sur l’universel. La fin des temps anciens et l’avènement des temps nouveaux annoncés sont advenus et adviennent, mais leur avènement ne répond pas aux critères de l’imagerie apocalyptique pharisienne. C’est heureux puisque nous n’envisageons de toute façon plus aujourd’hui la finitude de notre univers selon les mêmes modalités que les pharisiens ou les premiers chrétiens. La croix sur laquelle Paul a centré son message est précisément ce qui nous permet de passer outre l’emprise du contexte apocalyptique initial dans laquelle Paul l’avait inscrite.
Loin de renoncer à la croyance en une fin des temps et à un avènement des temps nouveau, le Christianisme recompose cette perspective de façon tout à fait originale. Il fait du drame pascal de la passion, de la croix et de la résurrection et de la personne qui le porte le lieu même où se joue l’ouverture de notre relation à l’univers. La perspective close d’un monde condamné à la chute et voué à sa fin se trouve à la fois accomplie par la croix et battue en brèche par la foi dans la résurrection comprise comme premier acte de l’ouverture des temps nouveaux. Ce qui était censé mettre fin à l’histoire et rendre inutile tout questionnement éthique vient au contraire les relancer. Le monde dans lequel nous vivons est un monde en tension permanente entre l’ancien et le nouveau, entre la chute et la rédemption, entre la mort et la vie, entre la fermeture et l’ouverture.
Quand le prologue de l’Évangile de Jean tente de faire abstraction de l’imagerie apocalyptique pharisienne dans laquelle la prédication de l’Apôtre Paul reste enracinée, il envisage le drame de la passion, de la croix et de la résurrection comme une « incarnation » de la Parole divine : « logos sarx egeneto » Compris dans son acception hébraïque de « DBR », le logos n’est rien d’autre que l’auto-extériorisation de Dieu, la relation d’ouverture originelle par laquelle s’engendre, se maintient et se réinstaure la sarx, c’est-à-dire la relation homme-univers. Le drame de la chute consiste en une fermeture à l’initiative de l’homme de la relation d’ouverture initiale. Dans le drame de la passion, de la croix et de la résurrection, la Parole passe outre la clôture que lui oppose la chair et en assume jusqu’à la mort toutes les déterminations pour en réinstaurer l’ouverture originelle. Être « enfants de Dieu », c’est, à la suite du Christ crucifié et ressuscité, se laisser toujours à nouveau impliquer dans cette relation d’ouverture originelle.
Aucune transcendance n’est nécessaire à notre compréhension de ce que disent Paul ou Jean. Précisément parce que la Parole d’ouverture s’est incarnée à l’horizontale de notre histoire, seule entre en jeu la confiance que nous sommes disposés à continuer d’accorder à ce que nous recevons de leur prédication par la médiation de l’histoire. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le sola scriptura : nous n’avons que l’Écriture, c’est-à-dire le noyau initial du témoignage historique, le premier jet d’un projet toujours en cours, l’humble compte rendu des expériences premières.
Pour le Christianisme, l’éthique est la conséquence directe de la foi. Les oeuvres ne font pas la personne, mais c’est la personne qui fait les oeuvres et la personne justifiée qui fait les oeuvres justes. Pour le pragmatisme, croyances et oeuvres forment une boucle d’interaction constitutive de la personne et de son évolution : pour contribuer à son auto-création, la personne modifie ses croyances en les engageant dans des oeuvres et en les confrontant à leurs effets en retour. Il y aurait là une définition quasi parfaite du salut par les oeuvres, si le pragmatisme ne refusait pas toute distinction entre les croyances et les oeuvres et s’il ne faisait pas dépendre en dernière instance l’évolution du cercle croyances-oeuvres des choix effectués spontanément ou volontairement par la personne.
Le salut comme réouverture des possibles
Le Christianisme peut légitimement faire valoir que la possibilité et la qualité de ces choix ne dépend elle-même que de l’ouverture du système constitué par les croyances de la personne, si bien qu’en dernier ressort, la justification des croyances et des oeuvres dépend non des choix de la personne, mais de l’ouverture qui leur est laissée. Les oeuvres et les croyances ne se justifient donc pas par elles-mêmes, mais sont l’expression de choix dont la seule justification est d’engager une relation juste à l’univers. La manière d’engager ses croyances dans l’épreuve des oeuvres exprime la confiance de la personne dans l’ouverture de sa relation avec l’univers. La dynamique indivise des croyances et des oeuvres dépend donc en dernière instance de la foi par laquelle on croit (Fides qua). La foi n’intervient pas dans le questionnement et l’engagement éthique en tant que fondement, mais en tant qu’ouverture .
Si on replace le questionnement et l’engagement éthique dans le contexte critique et sotériologique d’où ils émergent, cette ouverture est forcément une réouverture, une autorisation et une libération dans un contexte caractérisé par une menace permanente de clôture, de dépersonnalisation et d’asservissement. La foi par laquelle on croit ne constitue pas un donné stable mais apparaît toujours comme le terme de l’alternative foi/non-foi.
Auto-cration et autorisation
À partir de là, il est possible de faire apparaître la dialectique de la Loi et de l’Évangile dans la manière dont le pragmatisme décrit le contexte d’émergence du questionnement et de l’engagement éthique. La personne ne peut affirmer son désir d’auto-création qu’en conflit avec le contexte social et linguistique duquel elle émerge. Elle ne peut se construire qu’à partir d’un vocabulaire hérité et public ; sous la pression de la contingence de ses désirs, elle fait évoluer ce vocabulaire au profit de ses aspirations propres en le recomposant, en l’augmentant et en le soumettant à l’épreuve des faits. À cet égard, le contexte social joue à la fois un rôle de support, d’obstacle et de crible dans la sélection progressive des désirs et des croyances par lesquels la personne tente d’arriver à ses fins. À un instant « t », cela vaut aussi bien pour les règles de fonctionnement du langage, pour les conventions sociales en vigueur ou pour les descriptions communément acceptées des contraintes physiques et biologiques du milieu. Dans tous les cas l’ensemble des énoncés socialement admis par lesquels la personne élabore la conscience de sa relation avec l’univers s’impose à elle indépendamment de sa foi ou de sa non-foi ; il délimite de manière plus ou moins souple l’espace de jeu laissé à la contingence de ses désirs et au développement de sa visée éthique ; sans y répondre, il renvoie la personne à la question de la justice des ses désirs et de l’autorisation de sa visée éthique.
La conception chrétienne de la Loi s’accommode fort bien du caractère socialement et historiquement déterminé que le pragmatisme lui reconnaît. Dans la Bible, la Loi ne se justifie jamais de la conformité à quelque « nature » que ce soit. Son respect est toujours soumis au libre choix des parties contractantes. Elle est toujours le terme d’une « alliance », c’est à dire d’une convention contractée entre deux parties. Même si les dix commandements en constituent la forme canonique, les termes et l’extension de la Loi se modifient au cours de l’histoire biblique. Ils s’y trouvent pour ainsi dire en renégociation permanente sous l’action des transgressions, des trahisons, mais aussi des inventions prophétiques.
En réponse à l’accusation de relativisme dont le pragmatisme est souvent l’objet, le Christianisme pourra opposer que la Bible fait nettement et régulièrement apparaître les enjeux de ce libre choix et de cette renégociation permanente : choisir entre la vie et la mort, prolonger ses jours sur la terre, affermir les oeuvres de nos mains. Mais ces enjeux sont confiés à la dialectique des conventions sociales et des aspirations personnelles ; elles restent toujours soumises à la fidélité des parties contractantes. Pour les prophètes de l’Ancien Testament, la fidélité de Dieu à l’alliance ne fait aucun doute quoiqu’il arrive du coté du peuple hébreu et c’est cette certitude qui les incite au risque et à l’audace.
Actualité du Décaloge
Dans la forme canonique des dix commandements, la Loi est pour l’essentiel composée d’interdits qui s’adressent directement à la personne. Ils n’imposent aucune norme positive de comportement personnel ou de relation sociale, mais ouvrent et balisent l’espace de jeu laissé à la contingence des désirs et au développement d’une visée éthique par deux catégories d’interdits :
1°) se saisir du « point de vue de Dieu » sous quelque forme que ce soit,
2°) porter atteinte à l’espace de jeu laissé à la liberté d’autrui.
Les deux prescriptions positives préservent la diachronie de l’existence, l’une en ménageant un temps d’ouverture dans la relation active que l’homme entretient avec l’univers, l’autre en assurant le passage de la promesse d’ouverture initiale d’une génération à l’autre.
Les dix commandements ont à l’évidence un « usage politique » : ils définissent d’abord les règles minimales d’articulation des dimensions publiques et privées de l’existence. Ils le font dans leur grammaire même puisque ce qui relève manifestement d’un contrat constitutif de la société se traduit par des interdits adressés à la deuxième personne du singulier. Leur objet est manifestement le désir non pas en tant qu’il serait lui-même le mal, mais en tant que sa contingence laissée à elle-même pourrait d’une part conduire la société au chaos et d’autre part rendre impossible toute construction et réalisation d’une visée éthique personnelle. Ils s’opposent à la prolifération du mal en ce sens qu’ils interdisent tout ce qui pourrait conduire à une clôture de la relation homme-univers sur elle-même. Se saisir du point de vue de Dieu, c’est directement porter atteinte à l’ouverture de cette relation en la figeant dans la figure de l’idole. L’idolâtrie, c’est inverser le processus créateur. C’est s’opposer au dynamisme créateur de Dieu en figeant en divinité un état de nos croyances, de nos savoirs et de nos savoir-faire au lieu de les laisser s’y inscrire.
En figeant dans l’idole le meilleur de ce qu’il nous a été donné de manifester de notre humanité à un moment donné de son histoire, nous le stérilisons. Se saisir du bien d’autrui, c’est figer le jeu social en se comportant comme si les rapports sociaux était un jeu à somme nulle dans lequel aucune création ni aucune invention n’est possible, ou pour le dire dans les termes de Gn 1, comme si aucune possibilité de croissance et de multiplication, aucune fécondité, n’était offerte à notre humanité ; c’est à nouveau s’opposer à la liberté créatrice de Dieu.
Compris dans leur usage politique, les dix commandements pourraient aussi bien se conjuger à l’infinitif : ils ont une valeur sociale générale et impersonnelle. Mais leur conjugaison à la deuxième personne du singulier de l’impératif leur confère aussi et surtout un rôle « pédagogique » : la Loi intervient dans la formation de la visée éthique de la personne en offrant une régulation à la contingence de ses désirs. En interdisant toute idolâtrie, les quatre premiers commandements traitent incidemment du rapport avec le cosmos. Les trois premiers interdisent en effet d’en faire la demeure des dieux ou du Dieu.
Le vide éthique de la Loi
S’ils ouvrent et libèrent ainsi un espace éthique dans la relation de l’homme à l’univers, ils rendent aussi cette relation muette en matière de visée éthique ou morale. Le quatrième commandement ne réintroduit la référence à la divinité dans le rapport au cosmos que sous la forme du temps vide. L’univers n’abrite aucun Maître susceptible d’imposer à l’humanité qui l’habite les règles de son bonheur. Hormis les lois linguistiques, physiques et biologiques qui régissent la relation que l’homme entretient avec l’univers sous le régime de la convention corroborée par l’usage, plus rien n’est en mesure d’offrir un obstacle à l’accomplissement ou à la satisfaction de ses désirs. Aucune contrainte ne peut être érigée en absolu sur lequel se décharger de la responsabilité des actes auxquels ils conduisent et des projets qu’ils inspirent.
En s’adressant à la personne comme à un être de désir, les six derniers commandements lui imputent la responsabilité de son désir. En ne désignant que les objets interdits, dans la ligne du « croissez et multipliez » de Gn 1, ils obligent la personne à découvrir ou à créer ses propres objets, c’est-à-dire à faire preuve d’inventivité dans le développement de sa visée éthique. Tout en interdisant les formes socialement dangereuses de l’expression du désir, ils laissent la personne sans ressource quant à son inscription dans une visée éthique positive. L’autorisation de s’engager dans la création de soi fait totalement défaut, sauf à se rapporter au décret de libération qui introduit les dix commandements eux-mêmes. Mais la conjugaison au passé de ce décret laisse précisément pendante la question de son actualité et de sa pérennité. Les pratiques rituelles de circoncision et de baptême ainsi que les célébrations pascales de l’évènement fondateur n’y suffisent manifestement pas. Que ce soit sous la forme légale ou sous la forme du faire mémoire rituel, la référence à une autorisation initiale laisse en suspens la question de son actualisation dans la linéarité du temps historique et reste incapable de la produire. Faute de produire eux-mêmes l’actualisation de cette autorisation, les dix commandements ne laissent pas d’autre choix à la personne que de céder sur son désir, c’est-à-dire de renoncer à tout projet d’auto-création, ou bien de céder à son désir, de transgresser les interdits qu’ils lui opposent et de précipiter sa propre auto-destruction en contribuant à celle de la société.
L’ouverture de l’Évangile
Dans ces conditions, l’irruption de l’Évangile ne répond à aucun automatisme et ne peut être que fortuite. Il n’y a pas d’autre sanction à la clôture de la relation homme-univers que cette clôture elle-même. L’abandon de toute perspective d’ouverture condamne nos projets à une fermeture sans lendemain. L’Évangile du Christ crucifié et ressuscité Jésus n’arrive jusqu’à nous que parce que la tension entre fermeture et ouverture s’est de fait maintenue malgré tout dans l’histoire. Cette tension nous précède et il dépend seulement de nous que nous entrions dans la chaîne des témoins qu’elle a suscité. Aucune nature ni aucune surnature ne nous l’imposent ; l’histoire et elle seule nous la propose comme une possibilité offerte à notre libre choix.
Il dépend seulement de nous que nous inscrivions nos aspirations et nos désirs dans l’ouverture que la foi du Christ crucifié et ressuscité Jésus ne cesse de ménager dans un monde qui ne cesse par ailleurs de persévérer dans sa chute. Notre seule liberté consiste à reconnaître notre totale dépendance à l’égard de cette ouverture gracieuse, mais nous pouvons trouver le salut que nous cherchons dans la création de nous-mêmes en pariant sur son maintien fidèle.
En fait d’ouverture laissée par le pragmatisme à l’articulation d’une théologie, l’argument selon lequel l’ouverture de notre relation à l’univers dépend d’une relation de niveau supérieur n’est rien d’autre que la version pragmatiste de la preuve ontologique d’Anselm de Cantorbery. Si, comme celui de son illustre prédécesseur, l’argument ne prouve rien, il n’en demeure pas moins qu’il fait trace d’une ouverture dans laquelle une théologie peut s’inscrire. Mais alors que l’argument anselmien s’adresse à une raison figée en logique, l’argument pragmatiste s’adresse directement à la foi et à une foi directement engagée dans l’action : il est nécessaire d’espérer pour entreprendre.
Les affirmations christologiques et sotériologiques qui constituent le vocabulaire final de la foi protestante n’exploitent pas directement cette ouverture en ce sens qu’elles nous engageraient dans un devoir faire. Elles peuvent s’interprêter comme une expression particulière et particulièrement conséquente de cette ouverture même : le pouvoir- et le vouloir-faire nous y sont offert non pas comme « volonté de volonté » crispée sur elle-même mais comme ouverture à la liberté d’un faire devant Dieu. Avec l’homme, Dieu introduit dans la création le risque d’une ultime part d’altérité, de variation, de diversité et de fécondité. La rédemption consiste de sa part à restaurer sans cesse cette altérité (l’imago dei) en dépit de toute incurvitas in se et de toute incurvitas in esse.
Dans cette perspective, les lieux classiques de l’éthique protestante conservent toute leur pertinence. Sous le régime de la convention historiquement déterminée, la Loi se trouve réaffirmée dans son usage politique :
ce dont il s’agit d’abord avec la Loi, c’est de négocier et de renégocier en fonction d’un contexte donné les normes et les contraintes qui rendent possible l’articulation des visées du désir avec un vivre ensemble, d’éviter que l’errance du désir n’aboutisse à la dissolution du lien social et partant à la dégradation, voire à l’effondrement dans l’entropie de notre rapport avec l’univers.
Il s’agit ensuite avec la Loi de la structure par laquelle chaque être humain accède à la question qu’il est pour lui-même dans l’obligation où il se trouve de soumettre l’errance de son désir à la visée éthique d’un Bien. Dans la mesure où elle encadre par des normes contraignantes l’espace de jeu social laissé à l’accomplissement de cette visée et ne désigne le désir qui anime cette visée qu’en raison du trouble qu’il est susceptible d’y introduire, la Loi ne réussit à préserver le vivre ensemble qu’en soumettant la personne au poids de la culpabilité à l’égard de son propre désir et à la menace de la mort soit par inhibition ou extinction du désir, soit par épuisement de celui-ci dans la transgression. Seule l’irruption contingente de l’Évangile vient réouvrir à la liberté d’une création personnelle ou communautaire de soi l’espace éthique que la Loi ne dessine que pour le soumettre à la clôture mortifère de la mort.
En tant que message, l’Évangile est le témoignage de ceux qui ont expérimenté ce passage du désir par la mort et son débouché sur une visée éthique réconciliée avec la fécondité, la diversité et la nouveauté de la vie. Il est chrétien pour ceux qui associent cette expérience au nom du Christ Jésus parce que la personne qui porte ce Nom a été pour eux celui par qui cette pâque leur a été offerte. Qu’ils attribuent à la confiance qu’ils en ont reçue et qu’ils en reçoivent une valeur universelle ne préjuge pas que la relation que notre humanité entretient avec l’univers présente d’autres ouvertures que celle qui leur a été et qui leur est offerte.
Toujours est-il que cette ouverture -là les engage à contribuer positivement à l’évolution de notre univers par une participation active à la délibération morale et au questionnement éthique. À cet égard, l’universalité du Christianisme tient non pas en ce qu’il serait porteur d’un projet de culture, de civilisation ou d’humanité particulier (il en a endossé plusieurs au cours de son histoire, parfois simultanément et souvent dans la douleur), mais en ce qu’il est, au sein de l’évolution de notre humanité, un facteur d’ouverture. Reste à savoir comment les traditions qui sont les siennes peuvent aujourd’hui encore jouer ce rôle.