La Bête à Bon Dieu
Théophagie
Jean 6, 51 à 58
dimanche 13 août 2006, par Richard Bennahmias

Voilà que Jésus nous fait choir du ciel de spiritualité où il nous avait entraîné : « le pain que je donnerai, c’est ma chair ! » Cette rupture soudaine nous précipite tout droit dans l’horreur. L’allusion à des pratiques anthropophagiques est sans ambiguité possible.
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Une fois de plus, Jésus est pris en flagrant délit de provocation : avec une grande élévation, il vient de parler longuement du pain descendu du ciel. Au même titre que les juifs qui l’écoutent, nous sommes tout à fait disposés à convenir qu’il s’exprime de façon imagée. Le pain auquel il se compare doit être entendu dans un sens figuré. Ne devons-nous pas, comme l’Éternel l’enjoignait aux juifs lors de leur entrée en Canaan, nous nourrir de tout ce qui sort de la Bouche de Dieu, c’est-à-dire de sa Parole. La fidélité à la Parole du Seigneur est la seule garantie de pérénité des peuples qui se réclamment de son Alliance et qui cherchent leur chemin à travers les vicissitudes de l’histoire universelle. La Parole de Dieu est la nourritture spirituelle qui nous permet de tenir le coup dans nos traversées du désert.

Mais voilà que Jésus nous fait choir du ciel de spiritualité où il nous avait entraîné : « le pain que je donnerai, c’est ma chair ! » Cette rupture soudaine nous précipite tout droit dans l’horreur. L’allusion à des pratiques anthropophagiques est sans ambiguité possible. La question des juifs qui l’écoutent : « Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » est parfaitement justifiée. Mais Jésus y répond en insistant lourdement : non content de parler de la chair du Fils de l’homme, il parle aussi de son sang ! Et au cas où nous n’aurions pas compris, il en rajoute encore : c’est sa propre chair, sa chair réelle, qu’il s’agit de manger ; et son propre sang, son sang réel, qu’il s’agit de boire. En guise de bouquet final, il finit par affirmer : « celui qui me mangera vivra par moi. » Qu’il s’agisse de la condition d’accès à la vie éternelle n’y change rien, au contraire ! C’est bien la vie éternelle que le prince Dracula cherche à obtenir quand il boit le sang de ses victimes. C’est bien leur force vitale que les anthropophages cherchent à s’approprier quand ils mangent la chair de leurs ancêtres ou des plus valeureux de leurs ennemis vaincus. En fait de « pain descendu du ciel », on peut dire que Jésus nous fait tomber de haut !

Notre troisième motif d’horreur tient à ceci que les protestants réformés se sont souvent moqués des conceptions catholique romaine et luthérienne de la Sainte-Cène en traitant d’anthropophages ceux qui s’y ralliaient. Or Jésus coupe court à toute interprétation spiritualisante de sa présence dans les espèces du pain et du vin. Il insiste au contraire sur le fait que celui qui veut recevoir réellement la vie éternelle doit le manger réellement. Ne s’agirait-il que de manger et de boire spirituellement ses paroles, Jésus les assaisonne ici d’une sauce qui les rend proprement immangeables et imbuvables !

Nous ne sommes pas les seuls à les trouver rudes et d’une insoutenable crudité. Les disciples sont en effet tout aussi choqués que les autres auditeurs de Jésus. Et Jésus ne leur donne pas vraiment de quoi atténuer leur scandale. Quand il leur répond : « Et si vous voyiez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant ? », de quelle ascension s’agit-il, sinon d’abord de celle qui le conduira en haut de la croix ?

Tel est l’enjeu non seulement des propos de Jésus, mais de sa vocation et de sa vie toute entière. C’est là, sur la croix, que la parole de Dieu prend chair. Dans la chair réel et le sang réel de notre histoire humaine réelle, Jésus engage réellement sa chair réelle et son sang réel. Et dans cet engagement total du Fils, le Père est lui-même totalement et réellement engagé : Sa Parole s’incarne, se fait chair et sang. Sa Parole descend réellement du ciel : elle n’est plus Parole en l’air, mais Parole aux prises avec la vie jusques et y compris dans ce qu’elle a de plus abject, de plus redoutable, mais aussi de plus inéluctable : la chair et le sang, la souffrance et la mort. Nous savons bien que tous, il nous a fallu, il nous faut et nous faudra en passer par là. Ce pain est noir et ce vin amer, mais de toute façon, nous le mangerons et nous le boirons. Voilà le fin mot de notre condition humaine.

Les chemins qui mènent à la vie nouvelle passent eux-aussi par cette porte, ce passage, cette pâque de la chair et du sang, de la souffrance et de la mort. C’est du moins ce que Jésus entend nous signifier quand il nous embourbe jusqu’à l’horreur de leur consommation dans les réalités répugnantes de la chair réelle et du sang réel de sa vie réelle. Quand Jésus nous parle de sa chair et de son sang, quand il nous dit qu’à travers eux nous est donnée à consommer la vie même de Dieu, il s’agit bien sûr d’une image. Mais Jésus engage dans cette figuration son sang réel et sa chair réelle. En Jésus la dynamique créatrice de la Parole même de Dieu s’incarne dans la réalité faite de chair et de sang de notre histoire humaine. La Parole de Dieu ne descend pas du ciel portée par les anges, elle en choit pour accompagner notre humanité dans sa chute et dans sa déchéance. En Jésus, sur la croix, Dieu se laisse littéralement absorber par notre humanité. Il y engage toute sa vie.

Les juifs auxquels Jésus s’adresse seront les acteurs, ou plutôt les instruments, de cette absorption de Dieu par l’histoire humaine. C’est par eux, et malgré eux, que la volonté de Dieu dont Jésus se déclare ici le héros s’accomplira. Au nom même de cette piété, de cette haute spiritualité et de cette incontestable rigueur morale qui leur rend justement odieuse l’abjection des propos de Jésus, ils le crucifieront. Au coeur de l’histoire de notre humanité, la chair du Fils de l’homme sera mangée et son sang bu. L’allusion faite par Jésus à la présence des incroyants et du traître parmi ses auditeurs immédiats a non seulement pour but de confirmer que l’élévation dont il parle est d’abord celle de la croix, mais elle nous implique nous-mêmes dans le processus d’absorption engagé par Dieu. Elle nous y fait nous-mêmes entrer par l’étape première de l’incroyance et de la trahison. Nous ne pouvons pas croire que, sur la croix, Dieu engage jusqu’à l’épuisement toute sa vie en Jésus. C’est parce que l’usage qu’il fait ici de sa puissance nous déçoit que nous le trahissons. Nous participons pleinement de cette humanité là qui se défie de Jésus, le livre et le crucifie.

De toute façon, nous sommes concernés par la passion, la croix et la mort de Jésus. Que nous le voulions ou non, nous sommes historiquement solidaires de cette humanité incrédule et infidèle qui a crucifié Jésus. Que nous le voulions ou non, de son sang et de sa chair, c’est comme si nous en avions mangé et bu. Une fois ceci accepté, nous pourrons peut-être enfin digérer les paroles de Jésus : « celui qui me mangera … vivra par moi. » ; « celui qui mangera du pain que voici … vivra pour l’éternité » Ce qui sépare l’incrédulité et la trahison de la résurrection et de la vie, c’est l’épreuve de la passion et de la croix. Ce qui sépare l’incrédulité et la trahison de la nouvelle naissance et de la vie éternelle, c’est la pâque de la repentance et du pardon. Cette pâque, la croix de Jésus l’a ancré réellement dans l’histoire réelle de notre humanité. La toute-puissance de Dieu s’y consomme et s’y consumme réellement jusqu’à épuisement de la chair réelle et du sang réel du Christ. Cet épuisement est l’image même de l’action créatrice de la Parole de Dieu qui se fraye toujours à nouveau un chemin de la mort vers la vie et nous entraîne sans cesse dans son sillage de résurrection. En Jésus sur la croix, Dieu s’épuise à nous ouvrir une porte vers la vie nouvelle.

La question n’est pas de savoir si le pain et le vin de la Cène sont la vraie chair et le vrai sang du Christ. Il s’agit plutôt de savoir si nous sommes prêts à confesser notre solidarité avec cette humanité d’autant plus horrifiée par les allusions anthropophagiques de Jésus qu’elle se sait secrètement mue par le désir de se saisir par tous les moyens de la toute puissance de Dieu, y compris en se nourrissant de sa chair et en s’abreuvant de son sang. Si nous l’acceptons, alors le pain et le vin de la Cène viennent se substituer pour nous au corps et au sang du Christ. Ils le symbolisent. Ils confessent d’abord notre participation à l’incrédulité et à la trahison, notre contribution à la passion et à la croix. Mais en réponse à cette confession, ils disent aussi le don du Fils et le pardon du Père. Le don du symbole du pain et du vin nous fait passer outre l’horreur réelle de la passion et de la croix pour nous conduire au-delà. Mieux que la chair et le sang, dans leur paisible quotidienneté, le pain et le vin de la Cène nous disent la vie et la joie du monde nouveau qui s’inaugure sur la croix et que Dieu renouvelle pour nous jour après jour. Alors l’Esprit vivifie. Alors les paroles scandaleuses que Jésus à dites deviennent pour nous esprit et vie.