La Bête à Bon Dieu
Sans te lasser, demande !
Luc 11, 1 à 13
samedi 19 août 2006, par Richard Bennahmias

Des scorpions à la place des oeufs. Des serpents au lieu de poissons. Voilà une description tragiquement lucide de la manière dont le monde dans lequel nous vivons répond à notre attente de bonheur : bien trop souvent par une fin de non recevoir. Pour le bonheur, en dehors de la chance et du hasard, il n’y a dans ce monde absolument rien de préparé. Comment oser une prière après cela ? Et à quoi bon !
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Si notre monde a un créateur, ce créateur doit présenter toutes les caractéristiques d’un père dénaturé qui maltraite ses enfants. À moins que, fatigué par le grand-oeuvre de la création, il ne se soit endormi pendant le repos du septième jour pour ne plus jamais se réveiller. Ce ne sont pas les coups que nous frapperont à sa porte au beau milieu de notre nuit qui le tireront de son sommeil ! Peut-être aussi que, tel le Seigneur auquel s’adresse Abraham pour sauver Sodome, Dieu ne ce soit résolu, après y être descendu pour voir, à laisser ce monde glisser sur la pente fatale où il s’est engagé. Tels sont les arguments de l’athéïsme le plus ordinaire. Une manière comme une autre de se résigner à la solitude sidérale de notre humanité terrestre. Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance… comme ça, vous ne risquerez pas d’être déçus !

Face à la misère de notre monde, ces arguments nous laissent le choix entre un Dieu qui nous maltraite ou un Dieu qui nous abandonne. Ces arguments trahissent notre vergogne, c’est-à-dire notre honte devant Dieu : si tout va mal, c’est de notre faute et nous l’avons bien mérité. Nous avons fait sauter tous les ponts que Dieu avait établi avec nous. Il serait présomptueux de croire que nous pourrions reconstruire ce que nous avons seulement été capables de détruire. En face de l’idée qu’il y aurait peut-être quelque part un Dieu, il ne nous reste plus que la honte de ne pas avoir été à la hauteur des promesses qu’il aurait formulées pour nous. Quand nous prétendons que Dieu nous maltraite ou nous abandonne, nous nous contentons seulement de reporter sur Lui la responsabilité de notre misère.

Est-elle seulement prononçable, la prière que Jésus apprend à ses disciples ? Dieu lui-même nous l’a dit : "Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front." Après cela, il faudrait vraiment être sans honte pour oser lui demander de nous garantir notre pain quotidien. Sommes-nous seulement capables de pardonner à ceux qui ont des torts envers nous ? Mais comment, sans cela, oser demander à Dieu de passer outre les torts que nous avons à son égard ? Quant à la tentation, nous n’avons jamais eu besoin de personne pour nous y entraîner. C’est vraiment ne pas manquer d’audace que de prier Dieu qu’il nous épargne les conséquences de nos inconséquences. À l’image terrifiante que nous nous faisons du Dieu Père, nous n’avons que notre honte à opposer : "J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur car j’étais nu et je me suis caché." Depuis qu’avec Adam et Êve, nous avons voulu être comme des dieux, nous n’arrivons pas à nous défaire de ce lancinant refrain. Il fait partie de notre naturel. Quoi que nous fassions pour le chasser, il revient au galop pour s’interposer entre nous et Dieu. Oserons-nous, après cela, adresser au Père l’innocente prière que Jésus apprend à ses disciples ?

S’il n’en était pas ainsi, si la honte qui nous barre la gorge ne faisait pas obstacle à notre prière, pourquoi Jésus éprouverait-il le besoin de joindre un commentaire au modèle de prière qu’il propose à ses disciples ? La leçon qu’il nous donne est simple. C’est la même qu’Abraham nous donne quand il intercède pour la sauvegarde de Sodome. On a souvent fait de cette prière le modèle de la persévérance ; mais ici, Jésus insiste sur l’audace insolente, pour ne pas dire le culot, qui préside à une telle persévérance. Pour s’adresser à Dieu comme à un Père, il faut être sans vergogne. Encore faut-il pour cela dégonfler l’image terrifiante que notre honte originelle nous fait construire du Père. Voilà pourquoi Jésus arrache notre regard de ce ciel imaginaire dont nous redoutons les foudres. Il nous ramène au raz de terre des relations qu’un père réel entretient avec ses enfants réels : "Quel père parmi vous, si son fils lui demande un poisson lui donnera un serpent au lieu de poisson ?" Et l’histoire de cet ami importun qui finit par obtenir satisfaction nous fait bien plus penser à nos enfants qu’à nos amis. C’est que les enfants réels sont donnés aux parents réels pour les importuner de jour comme de nuit par leurs demandes incessantes ; et les parents réels sont donnés aux enfants réels pour soumettre l’immédiateté de leurs envies à l’épreuve du temps. Ça n’est pas une sinécure ! En cédant tout de suite, on s’évite à peu de frais bouderies, colères, caprices… et trangressions. Si Dieu avait accordé tout de suite à Adam et Êve les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, il leur aurait à coup sûr évité l’épreuve de la honte. C’est là-aussi l’un des aguments de l’athéisme ordinaire. Mais comment apprendre à nos enfants à ne pas céder sur leur désir, comment leur apprendre à savoir vraiment ce qu’ils veulent, sinon en opposant à l’immédiateté de leurs envies la différence d’un "peut-être jamais", la réserve d’un "non, pas tout de suite". Un père qui dit oui à l’enfant sitôt que celui-ci lui demande un poisson ou un oeuf ferait aussi bien de lui donner tout de suite un serpent ou un scorpion. Dans ce jeu parfois cruel où se confrontent parents et enfants, la patience des premiers est aussi importante que l’audace des seconds. L’enfant à qui l’on dit toujours oui tout de suite et l’enfant qui se résigne trop vite sont des enfants dont le désir, et partant la force de vivre, sont étouffés dans l’oeuf. Ni l’un ni l’autre n’apprendront jamais à convertir le désir qui anime leurs envies en une volonté bonne, ferme et tenace.

Tel est l’enjeu de la prière exclusivement faite de demandes que Jésus apprend à ses disciples : sois sans vergogne, demande et on te donnera, frappe et on t’ouvrira. Ne renonce jamais à demander. Ne cesse jamais d’espérer. C’est le moteur de ta vie. Derrière la manière dont le monde se dérobe à ton attente de bonheur, sache entendre les "peut-être jamais" et les "pas tout de suite" d’un Père. Dans l’épreuve du manque, de la détresse et de l’absence sache discerner le crible où s’épure ton désir. Demande ! Demande comme on frappe à la porte d’un ami qui dort pour lui demander trois pains pour faire la fête avec d’autres amis débarquant à l’improviste. Il y va de la vigueur de ta vie. Sois sans honte. Demande non seulement ce dont tu as besoin, mais aussi, comme un enfant, ce dont tu as tout simplement envie maintenant : le pain de chaque jour, mais aussi le vin, le lait et le miel promis. Le courage de ta vie est suspendu à l’audace de ta prière. De demandes en demandes, ce qui n’était pas important tombera de lui-même. Ton vrai bien, celui qui anime le désir profond de ta vie t’apparaîtra peu à peu. Alors peut-être retrouveras-tu le chemin perdu d’une volonté bonne, ferme et tenace. Soit sans honte, Adam ! Sors de derrière l’arbre où tu t’étais caché. Tu t’es saisi des fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Ta précipitation et ta maladresse ont failli tout gâcher de la joie que le Père se faisait de les partager un jour avec toi. Tu voulais être comme un dieu. Depuis, tu ne te sens même plus digne d’être un homme. Alors, présente-toi debout devant ton créateur. Prends enfin sur toi la responsabilité de ton acte. Et ose demander à Dieu qu’il te fasse passer outre. Peut-être alors cesseras-tu de te haïr toi-même. Peut-être alors cesseras-tu de reporter cette haine sur les torts de ton prochain. Ose demander la fin de l’épreuve, ose clamer à la face du Père que tu as renoncé à cette divinité puérile qui hantait les rêves éveillés de ton enfance. C’est à toi et à personne d’autre qu’il revient d’annoncer au Père que désormais tu assumes les limites d’une humanité adulte. Ose enfin revendiquer pour toi-même l’honneur de choisir et de mener à bien tes propres projets humains. Laisse le enfin exploser à la face du Père, ce "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné !" que les fins de non recevoir du monde à ton attente de bonheur te font sans cesse monter à la gorge. Peut-être alors, une fois ton âme libérée de cette détresse, le souffle de Dieu pourra-t-il à nouveau emplir ta poitrine. Peut-être alors les promesses de ton humanité pourront-elles enfin s’accomplir. Peut-être alors Dieu décidera-t-il qu’il est temps de s’atteler joyeusement avec toi aux choses sérieuses.

Sans te lasser, demande. Demande comme on frappe en pleine nuit à la porte d’un ami qui dort. À ton audace répondra la patience du Père qui n’attend que cela pour se faire reconnaître comme ton Dieu et faire advenir le règne qu’il a préparé pour toi.