Ce qui importe aujourd’hui, c’est de montrer sa foi par ses oeuvres ; si nos convictions ne débouchent pas sur du concret, ce sont des convictions mortes. Nous avons appris à mettre toutes nos croyances à l’épreuve de leurs effets pratiques. L’action, l’activité, la pratique, l’oeuvre constituent le critère ultime de leur justification. C’est ce qu’on appelle le pragmatisme. |
En s’asseyant aux pieds de Jésus pour boire ses paroles, Marie s’octroie la meilleure part, sans se soucier de la peine de Marthe qui a fait le marché, préparé le repas, mis le couvert et qui, sans doute, fera la vaisselle pendant que Jésus et Marie boiront le café qu’elle leur aura servi.
Ce qui importe aujourd’hui, c’est de montrer sa foi par ses oeuvres ; si nos convictions ne débouchent pas sur du concret, ce sont des convictions mortes. Nous avons appris à mettre toutes nos croyances à l’épreuve de leurs effets pratiques. L’action, l’activité, la pratique, l’oeuvre constituent le critère ultime de leur justification. C’est ce qu’on appelle le pragmatisme. À peine sommes-nous entrés dans un temple ou une église pour nous mettre à l’écoute de la Parole que nous sommes invités à nous affairer, à nous inquiéter et à nous agiter au service de l’Évangile. Comme si la justice et la justesse de l’Évangile dépendaient en dernier ressort de l’activité que nous déploierons pour en témoigner. Marthe qui s’agite et s’inquiète est la plus moderne des héroïnes de la foi.
Aujourd’hui, Marthe en a assez. Elle-aussi, elle voudrait bien profiter du plaisir de boire les paroles de l’invité ; elle voudrait bien se payer un petit instant d’éternité en prenant le café avec Jésus et Marie. Mais pendant ce temps là, qui est-ce qui va faire la vaisselle, le ménage, la lessive … Pourtant, Jésus ne demande pas à Marie de soulager Marthe en prenant à sa charge sa part de souci et d’activité. Au contraire, il retourne le couteau dans la plaie : Marie a choisi la meilleure part. Et si Marthe en a assez de jouer les maîtresses de maison efficaces, soumises et discrètes, c’est son affaire.
Marie a peut-être choisi la meilleure part, mais le personnage le plus important de l’histoire, c’est Marthe. Certes, on nous dit que Marie est au pieds de Jésus à boire ses paroles. Mais de leur conversation, on ne nous révèle rien. Marie et Jésus composent un tableau muet. En fait de paroles, le récit nous donne à entendre la conversation entre Jésus et Marthe. C’est dans la réponse de Jésus à Marthe, aussi choquante soit-elle, que nous sommes invités à entendre l’Évangile : "Marthe, tu t’agites et tu t’inquiètes pour bien des choses. Une seule est nécessaire."
Quelle est cette seule chose nécessaire dont parle Jésus ? Qu’est-ce que cette meilleure part qui ne pourra être enlevée à Marie ? La réponse est dans la question de ce légiste qui ouvre la parabole du bon Samaritain : "que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle ?", dans la réponse de Jésus : "fais cela et tu auras la vie" et enfin dans la conclusion de Jésus à la parabole du bon Samaritain : "va, et toi-aussi, fais de même."
Dans ces trois paroles, il n’est question que de faire, et de faire pour avoir la vie éternelle. Marthe, de son coté, s’active, s’agite, s’inquiète, se soucie : elle fait. Marthe travaille : c’est sa vie et la justice de sa vie. C’est la part qu’elle a choisi, peut-être, ou même certainement, à son insu.
Marthe est une femme de bien : Jésus passait par là, elle a eu pitié de cet étranger sans feu ni lieu, elle l’a accueilli dans sa maison, elle prépare de quoi le restaurer, elle fera le ménage dans la chambre qu’elle lui destine. Vis à vis de Jésus, Marthe s’est mise dans la position du bon Samaritain
Aux pieds de Jésus et à son écoute, Marie boit à la source l’eau vive de ses paroles. Alors que Marthe travaille, Marie se laisse travailler par la Parole. S’il y a une chose et une seule à faire pour recevoir la vie éternelle en partage, c’est celle-là. Mais de Marthe et Marie, le personnage le plus important, c’est pourtant Marthe.
De voir Jésus et Marie à ses pieds, ça la travaille aussi, Marthe. Ça la fait parler, questionner, protester. Et au bout du compte, c’est elle qui reçoit l’Évangile, même si cet Évangile la heurte et la bouscule dans ces certitudes de maîtresse de maison discrète, efficace, dévouée et, peut-être aussi, un peu lasse. Ce n’est pas l’écoute de Marie qui importe à Jésus, mais la conversion de Marthe. Marthe demande de l’aide, mais de sa demande sourd un cri de détresse. À jeter un regard oblique sur le tableau aimable que composent Jésus et Marie, il lui vient à l’esprit qu’elle aimerait bien elle-aussi faire une pause pour boire les paroles du Seigneur. Tout à coup, un doute la saisit quant à ce qui justifie sa vie. Ce doute, elle le refoule aussitôt : le monde domestique dont elle se croit la cheville ouvrière ne va-t-il pas s’écrouler si, ne serait-ce qu’un instant, elle le laissait tomber pour se mettre elle aussi aux pieds de Jésus ?
Pendant ce temps là, aux pieds de Jésus, Marie occupe la position du moribond de la route de Jéricho. Elle laisse la parole de Jésus la soigner et la nourrir. Le Seigneur passait par là, Marthe l’a saisi au vol, mais c’est Marie qui laisse maintenant le règne de Dieu s’approcher d’elle et la transformer.
"Marie a choisi la meilleure part !" : la plaie dans laquelle Jésus retourne le couteau est l’endroit même où l’Évangile doit apporter la guérison. "Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses. Une seule chose est nécessaire pour pacifier ton inquiétude et ton agitation. Laisse le Seigneur se faire ton prochain et justifier une vie que ni le souci, ni l’agitation ne sauveront du dérisoire et de l’absurde. Cesse de croire que le salut de ton monde est au bout de ton balais ou au fond de tes casseroles."
Dans l’inquiétude et l’agitation d’un service qu’elle complique à souhait, Marthe est en train de découvrir qu’elle occupe la position de l’aubergiste de la parabole. Ça n’a manifestement pas l’air de lui plaire. Elle ne sait pas encore pour le compte de quel Seigneur elle travaille. Elle ne sait pas encore qu’à la banque de la vie éternelle, l’étranger qu’elle reçoit dans sa maison a déjà fait virer sur son compte plus qu’il n’en faut pour accueillir et restaurer. Elle n’a pas encore compris que pour accueillir sans arrière-pensée, il faut d’abord se savoir soi-même accueilli, que pour donner avec une joie sans retenue, il faut d’abord se savoir soi-même l’objet d’un don. La meilleure part est inépuisable, elle ne nous sera pas enlevée ; la partager, c’est la multiplier. Mais, à force de s’agiter, Marthe a-t-elle autre chose à partager que les soucis et les tâches domestiques ?
Celui qui a choisi la meilleure part est comme cet aubergiste à qui le bon Samaritain signe un chèque en blanc pour l’entretien du moribond. Et quand la lassitude le prend, quand il a l’impression que l’obligation d’amour l’épuise, il lui faut se souvenir qu’il lui reste encore une position de repli : celle du moribond lui-même. Il lui faut se souvenir qu’un Seigneur passera, pansera ses plaies et dépensera sans compter pour son salut.
Cette certitude ne nous place pas en si mauvaise posture que cela face au pragmatisme qui caractérise notre époque. Peut-être y-a-t-il des moments où, dans ce siècle de battants, de performants et de compétitifs, l’action la plus appropriée consiste à baisser les bras, à reconnaître notre faiblesse et à affirmer notre soif de la vraie vie… sans culpabilité ni honte. L’attitude de Marie est efficace en ce qu’elle révèle à Marthe la vacuité de son agitation. Si tel est le fond de notre misère, à quoi bon le cacher par l’agitation et le souci ? Le seul évangile qu’annonceront à notre insu nos actions les plus héroïques, c’est cette détresse même.
Si nos actes sont l’effet de notre foi, alors ce n’est pas tant leur quantité que leur qualité qui compte. Que rien n’y perce d’une quelconque obligation : obligation d’amour dont nous serions les débiteurs à l’égard de quelque maître, obligation de reconnaissance à laquelle nous astreindrions ceux à qui nous rendons service. Ce n’est pas le don qui importe, mais qu’il soit accompli avec joie ; ce n’est pas le service qui importe, mais qu’il soit rendu sans arrière-pensée. Ce qui qualifie nos oeuvres et les convictions qui les animent, c’est la grâce, c’est-à-dire la spontanéité, la légèreté et la générosité avec lesquelles nous les accomplissons. Si nous n’en sommes pas ou plus capables, si l’envie nous prend de prier le Seigneur d’appeler au service ceux qui, chrétiens ou non, profitent de sa grâce, si montent en nous les rancoeurs à l’égard de ceux qui jouissent passivement de sa Parole, si les remords nous obsèdent de ne jamais en faire assez, alors c’est le moment de nous poser la question de la qualité de notre foi. Nous pourrons toujours peindre nos oeuvres des couleurs de l’amour et de la fraternité, l’évangile qu’elles transmettront sera à coup sûr celui du ressentiment.
La grâce qui devrait animer notre foi et les actes qu’elle inspire, il n’y a pas d’autre endroit pour la recevoir que la proximité du Christ et Seigneur Jésus, que ce soit à ses pieds, dans l’écoute attentive de sa parole, où dans l’attente de son passage sur les routes où les vicissitudes de notre existence nous auront laissé pour mort.
"Va et toi, fais de même !"
Pour avoir la vie éternelle, pour recevoir la meilleure part, pour reconnaître qui est mon prochain, le premier exemple à suivre, c’est celui du moribond de la route de Jéricho ou celui de Marie aux pieds de Jésus. Une fois reconnu dans l’approche d’autrui le miracle sans cesse renouvelé de la Pâque du Seigneur, une fois abreuvés de la parole du Christ, une fois ramenés à la vie, peut-être serons-nous à notre tour capables d’être des aubergistes de bon accueil.