La Bête à Bon Dieu
Que reste-t-il de Dieu ?
lundi 4 décembre 2006, par Richard Bennahmias

Une telle charge ne laisse pas à la Théologie une très grande marge de manœuvre ! Il y a cependant une issue possible du côté des rapports que la pragmatisme établit entre l’interdit de la représentation et le primat de la relation.
Accueil du site > Théologie > Pragmatisme et Théologie > Que reste-t-il de Dieu ?
Les effets déconstructeurs du privilège que le pragmatisme accorde à la relation participent manifestement de la « mort de Dieu » diagnostiquée il y a plus d’un siècle par Nietzsche. Cependant, si l’anti-essentialisme sonne le glas de certaines conceptions d’un dieu créateur et si l’antifondationnalisme invalide certaines conceptions d’un dieu sauveur, l’anti-représentationnalisme n’est pas sans lien avec le Dieu de l’interdit de la représentation [1]. La divinité qui meurt avec la post-modernité est un dieu stable, toujours identique à lui-même et cause de lui-même. Cela peut être le dieu d’une création sans évolution ni histoire et qui resterait en elle-même telle qu’elle a été créée à l’origine. C’est l’Être lui-même dans la mesure où ce que nous visons dans cet Être est l’unité, la plénitude, la stabilité et le repos. C’est l’infini cartésien dans la mesure où nous faisons appel à lui en tant que preuve irréfutable de l’existence d’un monde extérieur. C’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob dans la mesure où nous assimilons la Promesse à une prédestination irrévocable. C’est le Dieu qui crée par la Parole dans la mesure où nous faisons du Langage la structure immuable de la relation que nous entretenons avec l’univers. Cela peut être aussi le Dieu du salut et de la justification par la foi dans la mesure où nous attendons de lui des garanties objectives et irréfutables en ce qui concerne notre identité et le sens de notre vie. Cela peut être le cas si notre attente de salut correspond au désir d’être submergé par quelque chose qui nous imposerait d’en haut des preuves définitives, une conviction rationnelle, ou une omnipotence recréatrice [2]. Cela peut être encore le cas si notre demande de salut nous met en quête « d’un partenaire invincible : La Vérité (que l’on peut aussi bien appeler : Le Réel, Le Maître, Le Chemin, La Lumière, etc.) » [3] capable de couper court aux aléas et aux risques de la délibération morale.
Une telle charge ne laisse apparemment pas à la Théologie une très grande marge de manœuvre ! Il y a cependant une issue possible pour la théologie du côté des rapports que la pragmatisme établit entre l’interdit de la représentation et le primat de la relation. Quand il critique la Théologie, Rorty prend toujours pour argent comptant la contradiction abstraite et formelle selon laquelle « la relation avec l’Absolu rendrait relatif l’Absolu » [4]. Or cet argument ne vaut que dans une perspective essentialiste. L’adopter, c’est reconnaître que toute relation serait en soi essentialisante. Rorty sacrifie ainsi à un ultime essentialisme : d’une part, celui d’un contexte homme-univers entièrement clos sur lui-même et échappant ainsi à toute relation ; d’autre part celui d’une relation pensée en termes d’identité, de ressemblance et de fusion et non pas en termes d’altérité, de différence, de séparation et d’approche. Pour Rorty (et plus généralement pour l’athéisme post-moderne), évoquer une relation avec l’absolu, c’est toujours poser une essence en vue de fonder sur elle la certitude d’un ordre des choses ou d’une nature humaine. C’est toujours tenter de nous hisser au point de vue qu’un tel absolu serait censé fournir de l’extérieur sur le contexte de notre relation avec l’univers. Au demeurant, la dénonciation des perversions idolâtres de la théologie chrétienne peut aussi bien se faire au nom de l’anti-représentationnalisme foncier des traditions juive, chrétienne et musulmane. Comme Rorty en emprunte souvent l’expression à H. Putnam, il y est exigé de l’homme qu’il renonce au point vue de Dieu. Quand Rorty dit qu’« une fois que Dieu et le point de vue de Dieu ont disparu, il ne reste plus que nous et notre vision », l’« athéisme conséquent » auquel il invite consiste essentiellement à renoncer à des substituts de Dieu tels que « la Raison, la Nature, ou un fait décisif sur la garantie » [5]. Que l’invocation de Dieu pour nous justifier devant lui ou devant les hommes soit vaine [6], certes. Mais est-ce la seule façon d’invoquer Dieu que de l’invoquer à cette fin ? Les interdits formulés par les Dix commandements (la Loi) et l’option positive adoptée par la Réforme en matière de salut et de justification (l’Évangile) représentent un moyen terme entre un théisme idolâtre et un athéisme conséquent. Alors que le théisme idolâtre et l’athéisme conséquent tentent, chacun à leur manière, de résorber la place laissée vacante par la divinité, la manière dont la tradition judéo-chrétienne annonce la Loi et l’Évangile contribue au désenchantement du monde en en restaurant toujours à nouveau la vacance.
La force critique de la charge menée contre la Théologie réside dans la réfutation du préjugé platonicien envers la croyance. De James à Rorty, le pragmatisme s’évertue, non sans succès, à soumettre l’ordre de la connaissance et de la représentation à celui de la croyance. Il le fait cependant de manière peu satisfaisante d’un point de vue théologique traditionnel. Même si l’orientation pragmatiste de la croyance vers l’action est très proche de la manière dont, selon Th. Süss, Luther brise le cadre binaire de la Fides quaerens intellectum anselmienne [7], les croyances du pragmatisme sont trop multiples, trop fluctuantes, trop liées au monde. Il leur manque un centre régulateur dont quelque chose comme La Foi pourrait jouer le rôle. La conception de la croyance à laquelle Rorty fait référence nous interroge d’autant plus sur ce que nous appelons la Foi et sur ce qui, du vocabulaire théologique de la foi, relève encore trop de celui du savoir. Elle nous interdit d’attendre de la Foi ce que les gnostiques attendaient de la Connaissance, à savoir un accès mystique, une communion à l’essence même de Dieu, du monde et de soi-même. Quand Rorty affirme contre les épigones de Derrida que « la répudiation de l’image logocentrique traditionnelle des êtres humains comme investis du pouvoir de connaître ne [lui] paraît pas avoir pour conséquence de nous placer face à un abîme, mais face à une série de choix » [8], il nous dit deux choses importantes sur la foi. D’une part, il dédramatise notre conception de la Foi. Il la libère de ses scories gnostiques en ramenant les questions de croyance au ras de l’ordre ordinaire des choses. Pour le pragmatisme, croire, ça n’est pas communier à une connaissance qui ferait de nous des surhommes capables d’échapper au chaos et à la mort, mais c’est engager un pari sur la justification et le risquer pratiquement dans la relation vitale que nous entretenons avec l’univers. Il indique d’autre part que l’ordre de la croyance et la dynamique de recomposition qui l’anime sont avant tout affaire de choix, c’est-à-dire de croire ou de ne pas croire. Il nous invite ainsi à considérer l’homme non pas comme un être de représentation, mais comme un être de foi et de non-foi autant sinon plus que de langage. En dernière instance, ça n’est pas l’homme conçu comme une monade isolée qui est un être de foi et de non-foi, mais c’est le rapport au monde qui se noue en lui dans l’alternative foi/non-foi. Le pragmatisme invite à considérer La Foi comme un réseau de croyances porté par le langage, comme un vocabulaire soumis à une exigence de constante recomposition par les relations causales et pratiques que l’homme entretient avec la société, l’histoire et le monde. Il fait ainsi coïncider la notion tillichienne de préoccupation ultime avec celle de vocabulaire final. En dernière instance, recomposer nos croyances sous l’effet des variations du contexte dans lequel nous sommes immergés est d’abord une affaire de choix entre celles que l’on souhaite conserver et celles que l’on est prêt à abandonner. À cet égard, le sola fide ne semble pas en si mauvaise posture que cela, dans la mesure où il place la totalité du champ existentiel sous le régime de la croyance. La croyance dans la croyance est le pivot du vocabulaire final de tout pragmatiste conséquent. Dans l’incessant effort de recomposition de ses croyances qui caractérise la relation qu’il entretient avec l’univers, l’homme tel que le conçoit le pragmatisme apparaît en dernière instance soumis à l’alternative foi/non-foi.
Dans sa perspective relationnelle, quelle place de l’Autre le pragmatisme laisse-t-il ouverte au passage de Dieu ? Chez Rorty, la dynamique de recomposition des croyances et des vocabulaires qui caractérise la relation onto-anthropologique s’exprime positivement en termes d’auto-création. « Nous avons la possibilité de nous recréer, de naître une seconde fois, en abandonnant les auto-descriptions qui nous ont été enseignées et en en inventant de nouvelles. » [9] Cette perspective débouche sur une notion ouverte de l’humanité où « le mot "homme" ne désigne pas une essence, mais un projet, flou mais prometteur » [10]. Ce qui distingue cette perspective de celle esquissée par les philosophies ancienne et moderne « c’est la différence entre le clos et l’ouvert - entre la sécurité que donne l’immuable, et l’aventure … qui est de se lancer dans le changement » [11]. La dignité de notre humanité est désormais suspendue à la qualité des projets d’auto-création qu’autorisent les avancées techno-scientifiques. Aussi flous soient-ils, pour être authentiquement humains, il doivent être prometteurs, c’est à dire ouverts sur l’avenir. La critique adressée par Rorty à la Théologie a révélé chez lui l’essentialisme d’une relation homme-univers, ultime en-soi certes capable d’expansion, mais entièrement refermé sur lui-même. Le néo-pragmatisme de Rorty reste ainsi prisonnier d’une incurvitas in esse fondamentale. L’involution du contexte onto-anthropologique sur lui-même se manifeste chez Rorty dans le recours à une auto-justification qui condamne nos projets d’auto-création à une clôture mortelle. S’ils parient sur l’ouverture et sur la vie, alors nos projets d’auto-création ne peuvent se justifier d’eux-mêmes ; ils doivent comme chez James [12] parier sur une justice libératrice reçue d’ailleurs, dont nous n’avons aucune connaissance, mais sur laquelle nous pouvons engager nos croyances. De cette justice, on peut dire au moins trois choses :
1°) Nous ne pouvons plus concevoir la liberté et la responsabilité qu’impliquent nos projets d’auto-création comme des qualités contraignantes rattachées à une nature ou à une surnature déterminées de toute éternité. La voie ouverte par le pragmatisme nous impose de concevoir cette liberté et cette responsabilité comme des relations. Il n’y a pas de liberté en soi, mais une libération, c’est à dire l’ouverture à la liberté d’un faire ; il n’y a pas de responsabilité en soi, mais la vocation de répondre. Parce que la relation passe avant les termes qu’elle relie, l’autre pôle de cette relation échappe à la relation que nous entretenons avec l’univers. Le terme initial de la relation reste dans un suspens où notre justification, notre libération et notre vocation trouvent leur meilleure garantie. Le contexte homme-univers n’est pas une ultime substance dans la prison de laquelle nous serions enfermés. Notre relation à l’univers est une incessante libération dont nous avons à répondre.
2°) La transcendance est désormais disculpée des maux dont nous endossons seuls la responsabilité. Nous sommes seuls comptables de notre culpabilité. Nous ne pouvons plus imputer les échecs de nos projets d’auto-création aux décrets éternels de quelque divinité que ce soit, mais seulement à la clôture dans laquelle notre idolâtrie enferme nos propres projets. Au lieu de poser la transcendance comme une complétude, une identité, une unité, une présence et une immutabilité dérobées ou trahies, nous pourrions peut-être l’évoquer en termes de différence, d’altérité, de passage et de trace [13] et associer l’ouverture de nos projets au passage de cette transcendance.
3°) Pour notre bonheur et pour notre malheur, notre capacité d’auto-création repose sur notre aptitude à décrire et à redécrire au moyen du langage la relation que nous entretenons avec l’univers. Le pragmatisme nous dit que le système ou les systèmes de langage dans lesquels nous évoluons sont les produits et les outils sans cesse reforgés de cette relation. Or, le langage n’est pas seulement l’outil de la relation que l’homme entretien avec son monde, il prétend l’englober. S’impose-t-il à nous comme l’essence même de la relation que nous entretenons avec l’univers ? La possibilité de s’engager dans des projets d’auto-création ouverts est suspendue à l’ouverture du ou des systèmes de langage dans lesquels ces projets se décrivent et se déploient. Parier sur cette ouverture, c’est accorder foi à l’antécédence du Dire sur le Dit, de la Parole sur le Langage [14]. Seule la croyance dans la primauté du Verbe sur l’Être [15] peut nous permettre d’entendre dans les bruits de la relation que nous entretenons avec l’univers l’annonce d’une libération et les promesses d’une vocation.
Reste à savoir dans quelle direction tendre l’oreille. Parmi les descriptions de nous mêmes dont l’histoire nous transmet l’invention et dont il n’est pas dit que la nouveauté soit déjà épuisée, il en est une qui fait intervenir la parole d’une divinité de passage qui nous donne le choix entre la vie et la mort, entre l’ouverture et la fermeture [16] Ce choix est directement associé au privilège accordé à l’écoute confiante et fidèle de la parole sur la contemplation de l’image. La Bible inscrit dans le livre des origines un décret d’ouverture, ou, comme dirait Rorty, un projet flou mais prometteur. Pour le reste, elle en raconte les péripéties et les rebondissements comme s’il s’agissait d’un dialogue. La divinité qui émerge dans l’Ancien Testament s’y manifeste d’abord comme un Dieu qui fait sortir de l’Égypte et passer à la Terre Promise. C’est aussi un Dieu qui sort et qui passe sans jamais laisser de lui quelque image éternelle que ce soit à contempler. Cette conception d’une divinité moins soucieuse de garantir la pureté des origines que de déranger la mortelle quiétude de l’être en vue d’un avenir meilleur s’exprime de façon particulièrement nette dans l’Ancien Testament. Avec le Nouveau Testament, l’invention de cette transcendance de passage franchit une nouvelle étape. Le mythe de la croix et de la résurrection du christ Jésus nous fournit l’image d’une transcendance qui échappe deux fois à la clôture et qui, par cette échappée, vient ouvrir la clôture même de nos projets humains. La double échappée de la croix et de la résurrection nous offre l’image d’un Dieu qui passe et fait passer à sa suite de l’ancien au nouveau, de la mort à la vie.
Cette divinité de passage, l’espèce humaine l’a peut-être inventée, mais c’est alors pour exorciser la magie de ses idoles et pour échapper à la clôture inéluctable de sa destinée. Puisqu’il s’agit de rompre avec l’image, il faut répondre à Feuerbach que peut importe ici qui est le miroir de qui. Ce qui s’exprime dans l’histoire inachevée de cette invention, c’est l’expérience pratique d’une finitude ouverte, en quoi réside l’honneur de notre humanité, .

Notes

[1] Ex 20/1 à 7

[2] Rorty, 1995/1, p. 50

[3] Rorty, 1992, p. 218

[4] Lévinas, 1990, p. 42. Rorty invoque cet argument à plusieurs reprises, notamment dans Rorty, 1995/1, p. 89 et Rorty, 1993/1, p. 209.

[5] Rorty, 1992, p. 238 ; et aussi Rorty, 1995/2, p. 45

[6] Rorty, 1995/1, pp. 149, 153, 187

[7] Süss, 1969, p. 43

[8] Rorty, 1995/1, pp. 180

[9] Rorty, 1995/2, p. 48 ; c’est moi qui souligne.

[10] op. cit. p. 66

[11] op. cit. p. 128

[12] James, 1920, pp. 42 et ss où W. James fait une lecture pragmatiste du pari pascalien.

[13] Lévinas, 1974, p. 211

[14] op. cit. p. 212

[15] Jn 1/1

[16] Dt 30/19 et 20