La Bête à Bon Dieu
Méfiance, défiance, confiance
Du péché, de la chute et de la grâce
mardi 1er août 2006, par Richard Bennahmias

Que dire du péché, de la chute et du salut à nos enfants qui soit pour eux une aide à grandir, à s’émanciper et à construire eux-mêmes leur vie.
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Les illusoires certitudes de l’obéissance

Sous une apparence de simplicité, présenter le péché, la chute et le salut aux enfants présente quelques difficultés, voire de réels dangers. Il est en effet assez simple de présenter le péché comme une attitude de désobéissance à la volonté divine et le salut comme son contraire. Il est au fond assez rassurant pour nos enfants de croire qu’il y a quelque part quelqu’un qui punit si on lui désobéit et qui récompense si on lui obéit. Cela n’est pas si puéril qu’il y paraît : sans examiner en détail les grandes constructions éthiques et morales dont nous sommes les héritiers, on peut avancer que, dans les grandes lignes et quelques soient leurs ruses, elles ne nous disent pas autre chose. Quand bien même elles associent le bonheur avec la liberté, elles s’empressent de nous dire que notre liberté et notre bonheur consistent à obéir à un ordre dicté d’en haut, ou pour le moins à se conformer à un ordre préétabli. De l’ordre naturel créé par Dieu chez Thomas d’Aquin à l’ordre symbolique de nos actuels christiano-lacaniens, en passant par l’Humanité comme fin et non comme moyen d’Emmanuel Kant, il y a toujours quelque part un modèle rassurant sur lequel régler sa conduite. Y déroger, c’est péché … et chute. S’y conformer, c’est salut.
On peut aussi choisir de présenter le péché comme le fait d’être séparé de Dieu, ce qui devrait permettre d’éviter les connotations moralisantes de la présentation traditionnelle. Le pécheur serait celui qui se serait séparé de Dieu. Certes, il est vrai que dans l’Ancien Testament, Dieu, pour toute punition, se contente le plus souvent d’abandonner son peuple et que cet abandon peut être compris comme la sanction logique de cette séparation, ce qui nous ramène secrètement au thème de l’obéissance et de la désobéissance. Il y a surtout que la naissance et l’éducation, pour peu qu’elle vise l’émancipation et non la sujétion, sont aussi des processus de séparation. Ça n’est pas pécher que de souhaiter conquérir son autonomie, ou tout simplement d’exister comme être séparé. Présenter le péché comme séparation, c’est enrober de culpabilité le désir de grandir et placer sous la menace de l’abandon la perspective concomitante d’avoir un jour ou l’autre à assumer seul sa destinée.
Nous avons certes besoin de savoir ce que nous devons faire pour ne pas nous sentir abandonnés et perdus dans un monde privé de sens. Mais, si la leçon de l’obéissance semble la plus propre à nous rassurer sur ce point, elle a hélas fait long feu. Bien avant la Post-modernité et ses déconstructions, Nietzsche et Dostoïevski avaient pressenti que ces notions rassurantes étaient désormais privées de tout support solide et que la leçon de l’obéissance n’offrait plus que d’illusoires certitudes. Qu’elle soit conquise par le meurtre de Dieu dans le monologue de l’insensé chez Nietzsche, ou imposée par Dieu lui-même en la personne du Christ dans le monologue du Grand Inquisiteur chez Dostoïevski, la simple perspective de son émancipation plonge notre humanité dans une angoisse d’abandon insoutenable.

Alors ? Raconte !

Comment parler du péché, de la chute et du salut à nos enfants sans renoncer au désir que nous avons de les voir grandir et s’émanciper ?
Peut-être d’abord en remarquant que le péché, la chute et le salut ne sont pas des notions indépendantes, mais les étapes d’un cheminement qui s’inscrivent dans une histoire. Ensuite en pariant que l’erreur qui consiste à parler du péché comme d’une séparation nous met quand même sur la voie, ne serait-ce que parce que la séparation n’est pas un état mais un geste. C’est, après avoir été l’objet d’une séparation, d’avoir à en être le sujet qui fait l’intrigue de cette histoire dont l’émancipation de notre humanité est l’enjeu.
Si la Bible répond à ce que les enfants attendent des histoires qu’on leur raconte, c’est parce qu’on peut appliquer aux récits qu’elle développe ce que Jacques Lacan dit de la comédie : "Ce qui nous la fait apprécier dans sa pleine dimension humaine, ce n’est pas tant le triomphe de la vie que son échappée, le fait que la vie glisse, se dérobe, fuit, échappe à tout ce qui lui est opposé de barrières, et précisément les plus essentielles, celles qui lui sont opposées par l’instance du signifiant" [1]. Laissons de coté la rébarbative instance du signifiant, encore qu’elle prétende ici à rien moins que l’essence pour nous renvoyer à l’ordre symbolique évoqué plus haut, c’est-à-dire à l’obéissance à ce qui rassure et enferme en même temps. Intéressons-nous, dans les histoires de la Bible, aux témoignages qu’elle nous livre de cette échappée de la vie.
Comme le suppose a priori le principe du Canon, la Bible a dit tout ce qu’il y avait à dire sur le péché, la chute et le salut. Il s’agit seulement pour nous de parler du péché et du salut et non de tout dire sur la question. Aussi faut-il bien prendre le risque et assumer le privilège d’un choix. Deux passages retiendront notre attention : les deux premiers récits de création. Ils ne disent pas tout, mais leur lecture attentive peut nous éclairer sur ce que nous disons du péché, de la chute et du salut quand nous les racontons et les interprétons. La séparation nous servira de fils rouge dans notre tentative d’y suivre la vie dans son échappée. À la question de la place centrale occupée par la personne de Jésus dans l’économie du salut, nous nous contenterons de répondre comme Kipling qu’il s’agit d’une autre histoire que nous réservons pour la suite et de veiller à ce que notre discours reste compatible avec l’art. 4 de la confession d’Augsbourg.

Insupportable séparation

Qui dit péché, et surtout chute, suppose quelque chose comme un état antérieur à l’égard duquel le péché constituerait une chute. Impossible donc de parler correctement du péché et de la chute sans commencer par le commencement, c’est-à-dire par le premier récit de la création. Il n’y est quasiment question que de séparation. En résumé, Dieu sépare et dit "C’est bien !". L’Elohim ne crée pas de rien, il crée de lui-même, ou plutôt de Lui-Autre. Le rien, le néant, c’est ce qui nous reste entre les mains quand on tente de se saisir de l’Autre. La création est l’autre dont Elohim se sépare. Elle est l’ex-pression première de son altérité. Dieu crée quelque chose d’autre et cette création culmine avec quelqu’un d’autre : homme et femme d’un seul jet. Altérité au cœur de l’espèce, c’est ainsi qu’on l’a toujours compris, mais altérité aussi au cœur de chaque être humain, comme on le reconnaît aujourd’hui. Et le narrateur de s’émerveiller que toute cette création est elle-même douée de créativité. Être séparé, c’est bien. Être quelqu’un d’autre que Dieu, que sa mère, que sa tribu, etc., c’est bien. Être doué d’une créativité propre qui trouve sa source dans la créativité de l’Amour créateur, c’est bien. Sans doute est-ce ainsi qu’il faut commencer par parler du péché et du salut à ses enfants.
Mais ce premier récit nous laisse légitimement insatisfaits : notre monde n’est pas comme ça ! Heureusement que le deuxième récit de création présente les choses de façon plus terre à terre en nous racontant l’histoire d’Adam, tiré de la terre (adama). Si on y cherche la séparation, on la trouve, plutôt mal vécue par le couple originel. Dieu modèle Adam, lui aménage un jardin assorti d’un règlement intérieur plutôt souple et se retire pour lui laisser libre champ. Même si elle n’est pas mentionnée, la suite du récit suppose ce retrait ou cette prise de distance, à commencer par l’épisode de sa descente.
Première loi, déjà négative : "Tu ne mangeras pas du fruit …". Respecter cet interdit, c’est d’abord respecter le Bien d’autrui. Cette loi fait aussi trace de Dieu en son absence : "Dieu a dit", parole figée, au passé, sinon morte, à l’autorité vacillante. D’un coté, tout ce qui n’est pas interdit est autorisé : liberté laissée à la créativité propre à l’humain ; mais aussi angoisse devant le vaste champ d’initiative laissé libre par le retrait de la divinité. De l’autre, fascination pour ce qui est posé par l’interdit lui-même. Plus encore que la clôture du jardin dont il ne sera plus question avant que Dieu n’en fasse sortir Adam et Êve, l’interdit révèle, en même temps qu’il le limite, le champ laissé libre, pour ainsi dire de l’intérieur. La seule limite à ma liberté et en même temps sa condition d’exercice, ça n’est pas ma finitude, mais la liberté d’Autrui.
Première dérive : Adam avait dit à Êve que Dieu lui avait dit qu’il ne fallait pas toucher aux fruits de l’arbre. Et en confiance, Êve avait répété cela au serpent. Le serpent ne ment pas : il se contente de retourner comme un gant la chaîne de confiance grâce à laquelle le message de l’interdit lui est parvenu. Il rompt le lien de confiance naïve qui unissait jusque là Adam à Dieu et Êve à Adam.
Deuxième dérive : Alors qu’Adam et Êve pouvaient exprimer leurs potentialités créatrices, les voilà fascinés par du déjà créé ; alors qu’il suffisait d’attendre le retour de Dieu pour lui demander d’y avoir accès, ils s’en saisissent sans différer.
Troisième dérive : Une fois le fruit mangé, non seulement Adam et Êve se voient autres (clairvoyance), mais s’en cachent les signes les plus patents (défiance). Ils passent de la confiance naïve à la défiance éclairée. L’épisode du retour de Dieu porte la mauvaise foi à son périgée. La relation à autrui se trouve complètement inversée par la cascade de "C’est pas moi c’est l’autre" qui conduit Êve à reprocher au Tout-Autre d’avoir créé le serpent. Non seulement Adam et Êve se saisissent du bien de Dieu, mais rejettent sur lui le mal qu’ils ont fait.

À qui la faute ?

Où est la faute ? Ou plutôt la défaillance. Bien évidemment dans l’enfermement dans la défiance qui provoque une succession de catastrophes. Où est l’enjeu ? Dans le lien où se nouent intimement confiance en Dieu, confiance dans la vie et confiance en soi. De ces trois point de vue, il y a chute et trahison des "C’est bien !" initiaux : Adam et Êve ne se supportent pas autres, ils veulent "être comme" et combler ainsi le vide laissé par l’absence de Dieu et marqué par l’interdit de toucher aux fruits de l’arbre ; ils se défient de la créativité vitale dont il sont porteurs et se comportent en prédateurs ; ils se défient tout autant d’eux-mêmes et ne sont à aucun moment capables de porter devant Dieu leurs désirs, leurs projets et leurs actes. Quelle est la cause ? sinon l’absence de Dieu lui-même qui, par son retrait, court le risque de laisser à sa créature toute initiative. Absence vitale : l’homme n’existe que d’être séparé de Dieu. Absence angoissante qui laisse l’humanité à ses seules ressources.
Quelle sont les sanctions ? "On efface tout et on recommence" : telle aurait pu être la sanction d’un pur et simple constat d’échec. La chute nous est donc racontée non pas comme un échec, mais comme un faux départ, mais un départ quand même. Dieu garde confiance, lui seul peut-être, et pour deux. Ce qui devrait nous inciter à ne pas comprendre les trois verdicts de Dieu comme de pures malédictions. Après tout, et c’est pourquoi ce récit est plus satisfaisant que le premier, il ne s’agit là que de la description à peine caricaturale de notre condition humaine ordinaire. À ceux qui se plaignent que le monde ne répond pas à leur attente de bonheur, ces "malédictions" répondent que le bonheur peut toujours être visé et qu’il en vaut la peine, même si la peine s’impose comme la condition de sa réalisation. Et puis il y a le temps : au début, l’existence dans le jardin semble être hors temps, il n’y est même pas question de la succession des jours et des nuits, encore moins de celle des générations. Le retrait de la divinité et la promulgation de l’interdit qui l’accompagne introduisent pourtant cette dimension sur le mode d’une mise en suspens. Un événement – que sera-t-il ? – est mis en attente. Comment Adam et Êve vont-ils jouer avec le temps ? Mal ! La saisie immédiate du fruit de la connaissance du bien et du mal est un déni de la diachronie inhérente à leur condition humaine.
En sanction de la saisie immédiate de son Bien, Dieu répond par la mise à distance des objets sur lesquels l’être humain porte son désir. La créativité humaine se trouve désormais assortie de ses conditions ordinaires d’effort et d’attente. De façon neutre, on peut dire que l’expulsion du jardin redouble la séparation initiale et qu’elle place l’humanité dans son environnement ordinaire, cette fois-ci privé de limites externes. Ce qui limite et structure en même temps la finitude humaine est d’une autre nature. Le domaine réservé de la divinité, le Bien de Dieu sur quoi porte l’interdit, c’est le jardin au centre duquel l’arbre de Vie vient remplacer celui de la connaissance du bien et du mal. Dieu ne garde pas son Bien pour soi, mais se réserve le privilège du don. La vie à un sens : de Dieu vers la création et vers la créature ; ce n’est pas parce qu’il est enfermé dans le jardin que l’arbre de la vie n’en dispense pas pour autant ses fruits. Mais ce centre rayonnant se trouve lui même mis à distance, hors de porté de l’environnement humain. Dans le même temps, le champ laissé libre à l’initiative humaine s’en trouve élargi.

Question de confiance

On peut donc dire que, malgré ce faux départ, Dieu persiste et signe ; mieux, il sauve sa création de l’échec et en précise les conditions d’existence. Dans le jeu de la création, la balle est désormais du coté d’Adam et Êve. De ce coté, les choses restent mal engagées. La séparation qui les faits autres, Adam et Êve finiront-ils un jour par se supporter d’en être les sujets responsables. La clef de toute cette histoire semble bien résider dans la confiance : si chute il y a, c’est dans la défiance et la mauvaise foi, sans autre remède possible que le retour à la confiance. La conception luthérienne du péché compris comme "non-foi" trouve ici toute sa pertinence : pour grandir, nos enfants et nous-mêmes avons besoin non pas d’abord de savoir à qui ou à quoi obéir ou désobéir, mais en qui et en quoi avoir confiance : en Dieu, en la vie, en nous-mêmes.
"Après tout, je n’ai pas demandé à naître !" nous lancent nos adolescents, avec raison : nous n’existons pas de nous-mêmes, mais d’autrui. Il s’agit de nous approprier une autonomie d’existence dont nous sommes d’abord les objets, d’assumer la séparation qui nous fait être, soit comme un abandon, avec rancœur et culpabilité, soit comme une libération et dans la gratitude, au sens d’une libération d’énergie et de possibilités. Pour grandir, nous n’avons pas besoin d’un savoir sur nos origines, mais d’un nom par lequel désigner ce à quoi, ou celui à qui, nous pouvons reprocher ou rendre grâce d’exister. La confiance en Dieu est la condition première de notre émancipation.
De cette confiance fondamentale dépend notre confiance dans la vie, c’est-à-dire la façon dont nous considérons l’univers dans lequel nous sommes plongés. Envisager la relation que nous entretenons avec lui comme un jeu à somme nulle où tout ce que l’un gagne, l’autre le perd, un système fermé où "rien ne se perd et rien ne se crée", un espace clos où la finitude ne s’exprime que dans la pénurie, c’est un péché contre la Vie en tant qu’elle est l’expression de l’inépuisable générosité créatrice de Dieu. Alors la prédation y sera le seul moyen raisonnable de survie. Nous pouvons aussi l’envisager comme un jeu à somme non nulle où chaque être est doué d’une capacité créatrice propre, un système ouvert où des collaborations fécondes peuvent être tentées et où la finitude du créé est appelée à croître et à se diversifier. C’est se situer dans le sens de la Vie : de Dieu vers la création. Alors l’interdit de se saisir du Bien d’autrui, à commencer par celui de Dieu, y trouve sa place de condition première de notre maturation, de stimulant à notre propre créativité.
De cette confiance fondamentale dépend aussi la confiance que nous nous portons à nous-mêmes, la capacité que nous avons de nous approprier nos désirs et nos aspirations, nos projets et nos actions, la capacité que nous avons de les faire concourir à notre développement et à celui de la création, à devenir les partenaires responsables, adultes et inventifs du Dieu créateur.

Notes

[1] Jacques Lacan, L’Ethique de la Psychanalyse, Le Séminaire, Livre VII, Le Seuil, Paris 1986